Deux cortèges déambulent actuellement sur le Québec. L’un veut que la charte des valeurs québécoises « passe » telle que formulée par le Gouvernement, au nom d’une laïcité qui exclut le religieux dans la fonction publique et d’un féminisme plutôt « collectif ». L’autre veut que la charte soit jetée au feu, au nom d’une laïcité qui reconnaît le droit à la liberté de religion et valorise un « certain » féminisme, plutôt individuel! Ces deux cortèges semblent voués à ne se rejoindre nulle part sur leur trajet. Au contraire, les clivages se creusent jusqu’à devenir des abîmes. Je me dis alors que, peut-être, manquons-nous d’une qualité essentielle en matière de résolution de conflit : l’empathie.
L’empathie est cette faculté intuitive à se mettre à la place de l’autre et tenter de ressentir ce qu’il ou elle ressent. Dans tout ce débat, comme dans tant d’autres, l’empathie fait atrocement défaut. Peut-être, après tout, que l’empathie ne figure pas si haut dans les valeurs québécoises… Comment injecter de l’empathie? Je voudrais le faire en jouant avec les mots: laïcité et féminisme.
Laïcité comment?
Au sens le plus ancien du terme (vers 1870), laïcité réfère à laïcisation et plus encore à sécularisation, c’est-à-dire à l’émancipation de la société (civile et institutionnelle) de tout pouvoir religieux. Il est peu connu que c’est au cœur de la Turquie que s’est développé ce concept au tournant du 19e siècle, alors que le président Atatürk accordait le droit de vote aux femmes et introduisait la séparation des pouvoirs. Même si ladite laïcité fut imposée de manière autoritaire, c’était malgré tout au cœur d’une société dont la religion musulmane était largement dominante, donc, signe évident qu’il est possible de faire cohabiter cette religion avec une société laïque! Le problème que nous vivons aujourd’hui cible davantage un autre principe de la laïcité, à savoir celui de la neutralité. Être neutre, c’est ne prendre parti pour aucun groupe particulier tout en leur permettant d’exister et de s’exprimer en toute liberté, tant en privé qu’en public, et tant que cela n’altère pas d’autres droits fondamentaux.

Bien que plusieurs le souhaitent et le réclament à grands cris, il est faux de prétendre que la laïcité peut exister sans une épithète qui la décrit. Relisez le très éclairant petit livre de Micheline Milot pour vous en convaincre (La laïcité – collection 25 questions). « Notre » laïcité se devra donc d’être précisée par l’adjectif qu’on voudra bien lui ajouter collectivement. Il y a des qualificatifs qui tentent de la restreindre en évacuant le religieux de la sphère publique et d’autres qui veulent l’ouvrir en favorisant les expressions multiples. Le modèle proposé par le Gouvernement du Québec et débattu actuellement est plutôt de la première tendance. Je l’ai moi-même qualifié de trois termes qui lui vont comme trois couches de gants : autoritaire, antireligieuse et de foi civique (cf. Charte : l’utile, le nécessaire et l’inutile). La levée de boucliers à laquelle on a assisté depuis quelques semaines contre le projet de charte montre bien qu’il faudra lui trouver un qualificatif plus rassembleur. Pour cela, il faudrait que ceux et celles qui s’y opposent entendent les arguments de ceux et celles qui la défendent, et vice versa. Car il semble bien que nous sommes « contre » pour certaines raisons et que ces raisons ne sont pas forcément celles avancées par les « pour ». Étant donné que la très vaste majorité des arguments concernent les signes religieux visibles, j’aimerais donner un exemple à partir du principe auquel pratiquement tout le monde accorde une très haute valeur : l’égalité femmes-hommes.
Féminisme collectif vs féminisme individuel?
J’ai cru comprendre qu’on trouve des arguments féministes pour et contre la charte. C’est ici que l’empathie doit pouvoir nous aider un peu. Si on est contre, en vertu de la primauté de l’égalité entre les femmes et les hommes, c’est qu’on adopte une position collective. Au Québec, les femmes ont bataillé dur pour la reconnaissance de leurs droits, à partir de celui de pouvoir contribuer à la vie politique, économique et sociale, mais aussi leur droits personnels à disposer librement de leur corps, de leur choix vestimentaire, etc. Même si, dans la réalité concrète, il restera toujours des gains à réaliser, il n’empêche que nous vivons dans une société où, à tout le moins sur papier, ces droits sont opposables à toute instance ou personne qui voudrait les en priver. Quand je vois ma mère ou mes sœurs et que je constate à quel point elles peuvent vivre librement et s’épanouir sans crainte de se voir interdire d’aller travailler par leur mari ou leur curé, je ne peux que me réjouir avec elles, sachant que ce n’était vraiment le cas pour ma mère au début de sa vie conjugale. Parmi les femmes, certaines se satisfont de ces victoires et ne se sentent pas craintives face à leurs droits. D’autres, non sans raison, demeurent constamment en état de veille afin d’assurer que jamais les femmes n’aient à reculer.
Lorsque ces dernières voient s’accroître le phénomène du port du voile, qu’il soit lié à des coutumes ethniques ou des impératifs religieux, elles ne peuvent y voir le signe d’un choix individuel, car si les femmes avaient un choix véritable, croient-elles, elles ne le porteraient pas. Je pense, sincèrement, qu’une majorité de femmes voilées finiraient par ne plus attacher autant d’importance à leur voile si l’intégration, l’acculturation et l’éducation faisaient leur œuvre au fil du temps. Il est fort probable que d’autres résisteraient, comme certaines communautés ethniques qui font « image » par leur mode de vie et leur accoutrement traditionnel. Et alors? Prenons un exemple de la vie courante. La société ne peut empêcher une femme aux prises avec la violence conjugale de ne pas retourner vers son conjoint, même si ça fait mal de la voir replonger. Une autre dont le mari exige encore en 2013 qu’elle le sert comme un roi et qui l’empêche de travailler peut ne pas se plaindre, soit en assumant son choix « fondamental », celui de vivre avec cet homme misogyne, soit en n’étant pas suffisamment forte (empowered) pour se défaire de ce joug. Est-ce que nos lois ne protègent pas aussi ces femmes? Comment se fait-il alors que le Gouvernement ne leur impose pas de vivre ailleurs qu’en ces foyers dysfonctionnels qui les briment? Il y va de la liberté individuelle. Il y va surtout de l’éducation du conjoint ET de la femme qui supporte tout cela.
Si nous développons davantage d’empathie, nous pouvons aussi inviter les personnes à qui nous offrons notre citoyenneté à s’y mettre également. Pour avoir vécu quelques années dans un autre pays, je sais à quel point ce n’est pas si aisé de s’adapter sans un soutien de la communauté d’accueil. En nous fermant à cette réalité que vivent les nouveaux arrivants et en leur imposant un modèle « occidental » contemporain de code vestimentaire, ne sommes-nous pas tout simplement en train de leur nier toute capacité d’adaptation qui viendrait avec leur consentement? Et comment entendons-nous leur manière de voir les choses? Sont-elles simplement arriérées ou leur capacité de réfléchir peut-elle aussi compter? L’empathie est à la base du dialogue interculturel. Même si nous ne parvenons pas à admettre d’autres positions que les nôtres, nous pouvons tenter de les respecter lorsqu’elles sont exprimées en vérité, en toute liberté.
Je vote donc pour l’empathie. Je réclame l’empathie pour toutes et tous. Si nous agrandissons le cercle des empathiques, nous deviendrons contagieux et parviendrons, peu à peu, à devenir la société que nous tentons de projeter sans l’accomplir encore, à travers les valeurs que nous chérissons maintenant.
Comment réagissez-vous ?