
Renart Léveillé, blogueur, a publié récemment un billet dans lequel il se lève contre toute forme de laïcité ouverte. » En y accolant l’adjectif « ouverte », dit-il, elle perd tout son sens. » La laïcité dite « ouverte », poursuit-il :
C’est une manière comme une autre d’instrumentaliser un concept pourtant clair : séparation de l’État et de la religion, avec tout ce que cela implique au niveau des institutions, particulièrement au niveau de l’éducation.
Et il conclut son billet ainsi:
La laïcité devrait servir à faire table rase des différences ethno-religio-culturelles, afin de mettre l’emphase sur le respect global.
Je veux réagir surtout à partir du « faire table rase des différences » qui, pour moi, est un objectif non seulement irréaliste, mais à la limite insensé.
Il y a au moins trois formes de réactions au concept de laïcité:
- Le citoyen qui voudrait que toutes références au religieux soient exclues de la sphère publique. « Croyez, priez, faites tout ce que votre religion vous commande, tant que ça reste invisible et que ça n’implique pas qu’on vous accorde des privilèges ». Laïcité pure et dure.
- La personne consciente que la religion fait partie de la vie humaine (l’immense majorité des terriens appartient à une religion et la pratique plus ou moins ouvertement). Elle veut s’épanouir librement et en sécurité dans sa foi religieuse et souhaite que la société se montre accommodante, dans la mesure du possible. Laïcité ouverte.
- La personne pour qui la religion, la sienne et pas celle des autres, est l’unique facteur déterminant pour tous les aspects de sa vie, incluant le boire, le manger, le vêtir, le logement, le travail, les fêtes, etc. Toutes les formes « autres » de penser sont des affronts à ses croyances et il veut donc imposer un fonctionnement à partir de sa religion. Pas de laïcité du tout, vers un État religieux.
Je comprends qu’on puisse viser théoriquement une laïcité qui exclurait toute référence au religieux dans l’espace public et la gouvernance. Mais, dans les faits, cette forme de laïcité est inopérante. Je vais tenter une argumentation simple , peut-être difficile à recevoir pour une personne athée ou capable de dissocier sa foi religieuse et sa vie en société (cela donne généralement des croyants plutôt tièdes).
Ce que fait la foi religieuse
Les grandes religions du monde interpellent les croyants à entrer toujours plus profondément dans la compréhension et l’intégration des éléments de leur foi qui constituent ainsi le fondement de leur vie quotidienne. Ces éléments sont relativement simples : l’intimité avec le divin au lieu d’une suffisance humaine, l’amour au lieu de la haine, l’entraide au lieu de l’égoïsme, une proposition de sens qui inclut une explication de la présence du mal dans le monde et un prolongement de la vie actuelle dans une forme de vie future… Les croyants ne sont pas d’abord des intégristes, mais leur foi se veut une invitation à l’intégrité, à une cohérence entre leurs valeurs et leur agir ou leur mode de présence au monde. En clair, vous ne pourrez jamais séparer les croyances religieuses de la personne croyante. Quand j’adhère à une foi religieuse, ma vie en est changée pour le mieux. J’épouse des concepts, un univers de sens qui imprègnent peu à peu toute ma vie. Ce ne peut pas n’être qu’une affaire intime ou privée, car mes attitudes et mes comportements ne sont jamais « que » privés. Ils sont ce qu’ils sont et se donnent à voir en public, d’où les manifestations religieuses qu’on trouve partout dans le monde et qui ont, le plus souvent, donné naissance à une grande partie des jours fériés nationaux.
Il y a cependant une différence majeure entre l’intégriste et l’être religieux
- L’intégriste religieux militera pour que sa religion, les valeurs qu’elle défend et ses principes moraux deviennent la norme dans le monde public afin de le conformer à son système de croyances, cela pouvant aller jusqu’à prendre des moyens d’imposer cette vision au reste de la société. Il existe dans toutes les religions des mouvances intégristes qui ne supportent pas que les « infidèles » vivent autrement, pavant ainsi la voie à l’utilisation de moyens comme la menace, et, quand ça ne suffit pas, différentes formes de répression.
- L’être religieux (l’anthropologie moderne a démontré plus d’une fois que la dimension religieuse fait partie intégrante de l’être humain) désire partager la voie de bonheur qu’il a trouvée et cherchera à rendre le monde autour de lui plus en harmonie avec ce qu’il croit. Ces croyants veulent aussi « changer le monde », non pas par une révolution qui s’imposerait à tous, mais plutôt par le moyen de la persuasion, allant d’un dialogue serein au prosélytisme plus affirmé.
Bref, l’être religieux et l’intégriste ne peuvent pas dissocier leurs croyances de leur mode d’agir en société. Les religieux voudront, au minimum, pouvoir vivre leur foi dans la paix et le respect, et accueillir de nouveaux membres venus librement à leurs croyances. Les intégristes, quant à eux, voudront soumettre les autres citoyens aux prescriptions de leur religion, en employant toutes les possibilités qu’offrent les institutions démocratiques et notamment, au Canada, la charte des droits et libertés qui garantit constitutionnellement le droit de pratiquer librement une religion.
Société ouverte ou qui a perdu son identité ?
Il faut lutter contre les intégrismes et les fondamentalismes de tout acabit, y compris l’intégrisme laïque (on n’a qu’à voir comment l’ancienne Union soviétique laïque a souvent réprimé avec force la religion pour constater qu’il s’agit bien d’une idéologie qui peut s’apparenter aussi à l’intégrisme religieux). La meilleure manière de faire, afin d’éviter que les conflits sociaux trouvent leurs fondements dans les croyances religieuses, c’est encore de chercher constamment les voies de la paix sociale. La seule issue est une forme de laïcité ouverte. Elle permet des accommodements raisonnables, en faveur de toutes les religions reconnues.
Jusqu’à présent, le Québec catholique francophone, en raison sans doute de son propre conflit interne avec ses origines religieuses et sa quête d’identité non résolue, a permis l’introduction massive de l’interculturalité et de l’interreligieux avec l’apport des nouveaux immigrants. C’est peut-être une chance ! Il y a bien sûr des actions qu’il faut poser, entre autres au plan législatif, pour recadrer la place du religieux afin d’éviter que ce soit les tribunaux qui façonnent peu à peu le paysage de notre laïcité. Le résultat serait que notre société deviendrait forcément trop conciliante, compte tenu de nos chartes qui donnent pratiquement toujours raison aux minorités et aux droits individuels.
L’évacuation complète du religieux de la sphère publique m’apparaît un objectif irréaliste. Cela ne peut que mener à une sombre impasse où les croyants, alors étouffés dans leur potentiel d’épanouissement religieux, développeraient indubitablement une revendication qui tournerait peu à peu vers l’intégrisme, avec ses manifestations passionnées…
Pour compléter votre réflexion :
– Laïcité et intimité de la vie de foi, par Jean-Baptiste Balleyguier.
– Les origines de la laïcité (un concept qui est issu du christianisme), article Wikipedia.
Comment réagissez-vous ?