Tiger, un pur produit de notre système

Plusieurs abonnés Facebook, entre autres, ont participé à la diffusion, au cours de l’été, de cette annonce qu’un « dangereux prédateur sexuel » s’était évadé de l’Institut Philippe-Pinel où il purgeait une peine de prison reconduite depuis quelques années. Il s’agit d’un homme de 30 ans qui s’appelle Roger Lee Desmarais. J’aimerais ici, par souci de rétablir quelque peu sa dignité, mentionner certains souvenirs concernant ce jeune homme que je connais personnellement sous le surnom de « Tiger ».

Comment ne pas avoir peur de cet homme avec une telle photo?

J’étais directeur de L’Arche-Montréal lorsque j’ai rencontré Tiger. Il avait été admis dans un groupe de parole animé par mon collègue Robert Larouche. Ce groupe était formé essentiellement de personnes présentant une déficience intellectuelle et se voulait une démarche d’appropriation de leur histoire individuelle. Tiger y avait été envoyé par l’aumônier de la prison alors qu’il était en libération conditionnelle. C’était le plus inadapté des participants, selon mon collègue, mais il l’expliquait par le fait que sa vie n’avait rien eu d’un conte de fées. Ceci dit, Tiger fut celui à qui cette démarche avait semblé le plus profiter, jusqu’à choisir de jouer le rôle de Jésus dans une pièce de théâtre! En réalité, hormis ce court intermède, Tiger représente ce que notre système de protection de la jeunesse a pu accomplir de pire au cours des dernières années. Nous voyons ici le modèle typique du garçon maltraité, abusé et placé successivement dans des dizaines de familles d’accueil qui le rejetaient l’une après l’autre, faisant de lui, peu à peu, le « monstre » qu’on a présenté dans les médias. Je n’excuse en rien les gestes répréhensibles qu’il a posés. Mais je sais qu’il a purgé bien au-delà de la peine initiale qui lui avait été donnée*. En effet, alors qu’il était en libération conditionnelle, il avait été trouvé seul par des policiers à marcher dans les rues après les heures de couvre-feu, d’où un retour automatique en prison et une peine doublée pour bris de conditions. C’est durant cette période que j’ai accepté de faire partie d’un « groupe de soutien » qui cherchait à l’aider à réussir sa réinsertion lorsqu’il aurait droit à une nouvelle libération conditionnelle. Nous avions eu accès à toute l’histoire de Tiger et ce qui m’en a été communiqué avait provoqué en moi une immense tristesse.

Une histoire digne des Misérables

En réalité, Tiger est seul au monde, à l’exception d’une femme âgée, une ex-travailleuse sociale qui avait été affectée à son dossier, et qui assumait depuis quelques années le rôle de curatrice et bien plus, l’ayant hébergé chez elle sans jamais craindre pour sa sécurité. Mais elle ne pouvait pas, à elle seule, lui offrir l’encadrement nécessaire pour qu’il développe des comportements socialement acceptables. C’est autour d’elle que notre groupe, formé de deux avocats et de personnes sensibilisées à sa différence (qu’on peut qualifier de « retard intellectuel » pour faire court), s’était constitué. Nous partagions le sentiment que nous portions, en tant que membres de la société, une responsabilité dans ce qui avait conduit Tiger à devenir ce qu’il est. Le groupe s’attendait à ce que Tiger puisse sortir de prison de manière imminente, mais la Commission de libération conditionnelle avait finalement refusé de le libérer, une première fois par manque de soutien dans la communauté et une seconde fois car Tiger ne s’était pas montré coopérant dans le travail de suivi psychiatrique. Comme il était assez agressif et qu’il risquait d’être pris à partie par les autres détenus de l’Institut et peut-être aussi parce qu’une gardienne de prison l’avait trouvé un peu trop entreprenant, on l’avait mis en isolement. Mais comment voulez-vous qu’un jeune homme avec qui il est difficile de communiquer, dû à ses limites intellectuelles, puisse évoluer avec aisance vers une pleine réhabilitation quand on le garde en isolement des mois durant? À mon souvenir, la sentence donnée à Tiger fut prononcée à l’occasion d’une plainte portée par une femme qui avait fait une chute sur le trottoir. Tiger s’était porté à son aide, n’ayant pas conscience qu’il pouvait présenter un caractère effrayant pour une femme seule, en raison de son allure générale. C’est au cours de cette situation qu’il a pu commettre des attouchements inappropriés. Il avait déclaré qu’il avait posé ses mains sur elle pour l’aider à se relever, mais il il est fort possible qu’il ait « abusé » des circonstances en allant au-delà du raisonnable. Comme il avait des antécédents de situations semblables qui n’avaient toutefois pas eu de suites judiciaires, le juge s’était montré sévère en le sanctionnant d’une peine de deux ans qui fut donc doublée à la suite de son bris de conditions. Alors quand on le décrit comme un prédateur sexuel, il faut sans doute nuancer quelque peu…  Malheureusement, j’ai quitté la région de Montréal et je ne sais pas ce qu’il est advenu de ce groupe de personnes de bonne volonté qui cherchaient à le soutenir. Je sais seulement que ces gens avaient à coeur de voir en cet homme autre chose que l’image qu’on a diffusée de lui.

Quelle société voulons-nous?

Nous détestons de manière instinctive les personnes qu’on nous présente comme un danger pour la société. Nous sommes prompts à relayer les informations qui viennent de sources parfois douteuses ou peu critiques. Je l’ai fait aussi à quelques reprises et je me suis mordu les doigts quand j’ai pris conscience des faussetés que j’ai contribué à publier. Ainsi, lorsque la Sûreté du Québec envoie un communiqué parlant de l’évasion d’un « dangereux prédateur sexuel » afin d’éveiller la vigilance et surtout pour qu’il soit identifié et arrêté rapidement, il me semble que nous devrions chercher à en savoir plus que l’étiquette qu’on lui affuble, surtout de la part des médias. À mon sens, la vie de Tiger pourrait tenir dans un roman digne des Misérables de V. Hugo et faire l’objet d’un film percutant. Ce sujet devrait être d’un réel intérêt pour un journaliste qui voudrait aller plus loin et proposer une analyse approfondie. Je pense même que des chercheurs en travail social, en droit criminel, en psycho-éducation ou en psychiatrie devraient s’inspirer de son histoire pour montrer à quel point notre système a été défaillant et que nous tous – la société – l’avons soutenu par la peur que nous avons de nous trouver devant des individus peu fréquentables. Je lance donc un défi à quiconque voudrait se montrer un tant soit peu professionnel: cherchez à rencontrer le vrai Tiger pour fouiller un peu. Peut-être alors serez-vous à même de nous montrer à quel point nous avons manqué de compassion en restant campés dans nos peurs, et de générosité en encourageant toujours plus de répression pour un homme avec des limites et une histoire si touchante. Et alors, peut-être sentirons-nous un appel à bâtir une société plus inclusive au lieu d’entretenir le désastre que l’histoire de Tiger nous montre tel un miroir… _____________________

* Je dois avertir mes lecteurs et lectrices que j’ai rédigé ce billet en l’absence des documents qui étaient en ma disposition à l’époque et donc de mémoire seulement. Si je parviens à entrer en communication avec les personnes qui faisaient partie du groupe de soutien, je pourrai rectifier ce qui devrait l’être, le cas échéant.

Comments

2 réponses à “Tiger, un pur produit de notre système”

  1. Avatar de Chantal Mino ps.éd. présidente adjointe de l'AIDEF

    Ce que vous écrivez comme vécu et histoire de Tiger est exactement ce que je dénonce depuis mes débuts en psychoéducation. Au lieu de voir les forces et de partir à la recherche des trésors cachés que chaque personne porte en soi et qui nous surprend à tout moment afin de s’en servir pour travailler les limites de cette personne tout en tenant compte de l’effet de halo négatif créé par tant de préjugés négatifs propagés dans son environnement, il apparaît que notre société québécoise pense obtenir des résultats en dénigrant autrui et en l’étiquetant négativement dès la garderie devant ses pairs au lieu de se regarder le nombril pour mettre en place les facteurs de protection dont il a besoin et éliminer les facteurs de risque le plus possible. Et bien voilà un résultat comme tant d’autres à cause de notre cher DPJ. Tiger fera certes partie d’un de nos prochain documentaire sur les enfants de la DPJ à notre émission ‘’L’union fait la force, ensemble brisons la Loi du silence!’’ à Douteux.TV, je m’y engage et mon collègue Adam aussi. Un autre monde, on n’a pas le choix. http://www.youtube.com/watch?v=9CgD442YFRQ

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    1. Avatar de Jocelyn Girard

      Bonjour Chantal,
      Merci pour ce commentaire limpide. Je suis heureux que Tiger puisse éventuellement trouver une voix. J’ai hâte de pouvoir visualiser le fruit de vos recherches. Si vous avez besoin d’un contact, dites-moi, je vous donnerai des noms…

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