
À l’occasion d’une journée de formation qui nous a permis de faire le survol des grands éléments de l’histoire judéo-chrétienne, du point de vue de l’identité et de la mission de l’Église dans le monde, un collègue m’a interpellé par une question quelque peu déroutante. En faisant un rapprochement avec l’Exode des Hébreux qui s’étaient enfuis pour s’émanciper de la servitude dans l’Égypte des pharaons, celui-ci me dit : « Est-ce que l’Église ne serait pas un peu l’Égypte d’autrefois? » Mon premier réflexe fut de le renvoyer à lui-même: « Te sens-tu toi-même comme en servitude dans cette Église? »
Ce n’est que plus tard que sa question s’est mise à ruminer dans ma tête, en lien avec les événements que nous traversons au Québec depuis quelques semaines. Et cela m’a amené à me déplacer de ma position pour mieux tenter de saisir la colère contre l’Église. Lorsqu’une célèbre Janette déclare qu’il « n’existe aucune femme qui va se libérer par la religion », elle pointe, finalement, que la religion, notamment la catholique, la mienne, a donc pu, au moins dans sa manifestation « pharaonique », maintenir le peuple en servitude, et les femmes bien davantage. Il est souvent fait référence ces jours-ci, dans l’histoire « récente » de l’Église, à cette période qui correspond à ce que les historiens appellent « la Grande noirceur ». Notre premier réflexe, nous les croyants qui demeurons attachés à cette Église, c’est de réfuter cette interprétation relative à cette époque en répliquant: « Il y a bien d’autres choses que l’Église a accomplies et qui couvrent largement ses faiblesses! » Et nous avons raison. Mais les deux affirmations sur cette époque sont peut-être appelées à coexister. Car je crois que tout est vrai, dans ce qu’on raconte, en particulier des témoignages accablants concernant des membres du clergé ou les attitudes autoritaires de la hiérarchie, parce que ce sont des récits d’expérience, des histoires vécues. Mais il est tout aussi vrai qu’il y a également « autre chose ».
Je prendrai l’Égypte ancienne comme exemple. L’Histoire aime à se rappeler les grandes réalisations des dynasties égyptiennes antiques. Personne ne peut rester insensible devant les monuments qui résistent au temps et les descriptions de ces grandes civilisations dont nous gardons encore des traces dans notre patrimoine culturel génétique! Mais à travers toutes ces grandeurs, il y a eu forcément la servitude. Des peuplades entières étaient déportées et mises au service de la construction des ouvrages les plus grandioses qui soient. Et parmi ces peuplades, les Hébreux. Leur rapport à l’Égypte ne peut pas être du même ordre que celui que la grande Histoire a conservé. Leur appartenance comme groupe ethnique s’est consolidée dans l’expérience de siècles d’esclavage et surtout à travers leur libération. Pour les Hébreux et toutes les générations juives qui leur ont succédé, l’Égypte sera toujours symbole de domination, symbole du mal.
Ne peut-on pas considérer qu’une certaine proportion de nos contemporains, « libérés du joug de l’Église », gardent une mémoire aussi sélective de leur émancipation, grâce à la sécularisation? Toutes les grandes figures du féminisme québécois des années soixante, soixante-dix, n’auraient-elles pas, à l’instar du peuple sauvé par Moïse, personnifié leur servitude à travers l’image de cette Église dominante, opprimante, contrôlante? Or, si cette expérience ne peut être contestée en tant que vécu nommé et interprété, elle peut néanmoins être élargie par le témoignage d’autres femmes, d’autres hommes, qui voient aussi à quel point la civilisation occidentale n’aurait jamais été ce qu’elle est sans l’Église et parfois aussi que, grâce à elle, elles ont pu s’épanouir comme personnes! Le rapport à la vérité est toujours problématique lorsqu’il ne fait référence qu’à des expériences à partir de soi ou d’un groupe homogène ayant un même type d’expérience, d’où l’importance d’entendre d’autres témoignages, ceux des femmes qui ont trouvé dans cette religion, et surtout dans le rapport au Dieu vivant qu’elle rend possible, une véritable libération, à l’image de celle vécue par le peuple de l’Exode.
Guérir, ressusciter, chasser
Le pape François n’a de cesse d’interpeller ses propres coreligionnaires depuis son élection. Rarement on le voit interpeller les incroyants ou les « laïques ». Il appelle plutôt ses frères et ses soeurs à une Église moins soucieuse de rappeler les règles et les normes, moins portée sur la dénonciation des situations morales douteuses, et davantage présente à la vraie vie du monde et des personnes. Il va même jusqu’à dire que l’image de l’Église qui devrait le mieux correspondre à sa mission première serait celle d’un hôpital. Que fait-on dans un hôpital? On prend soin des gens, en commençant par les cas les plus urgents. On soigne, on apaise les souffrances, on les guérit. Ce n’est qu’après, dans le suivi avec un médecin, qu’on reçoit des conseils, parfois aussi des injonctions (!) à propos des meilleurs comportements possibles pour se maintenir en santé.
Et là, je me permets de revenir aux sources bibliques. Jésus, lorsqu’il envoie ses disciples en mission, ne les envoie pas sermonner le monde pour que les gens vivent autrement. Il leur demande clairement ceci : « guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons! » (cf. Matthieu, 10, 7-13). Il va de soi que Jésus lui-même, en son temps, n’a pas guéri tous les gens de la Palestine ni ressuscité beaucoup de morts. On ne peut pas retenir une interprétation littérale de ses commandements. Ce sont plutôt les signes du royaume de Dieu qu’il demande à rendre visibles comme il les a lui-même mis en œuvre, c’est-à-dire : plus de compassion pour les souffrants, plus de présence à ceux que la mort accable, plus d’inclusion des mis à part, plus d’accompagnement pour ceux qui sont blessés dans leur esprit, plus d’attitude positive pour chasser une certaine culture de mort. Lorsque la communauté met en œuvre un tel programme, elle n’accomplit rien de moins que ce que Moïse a fait avec son peuple: une libération.
Dieu aime son peuple, constitué de tous les humains de bonne volonté. Son amour divin se traduit par une alliance éternelle avec le peuple et avec chacune et chacun de ses membres. Être aimé infiniment, n’est-ce pas la source de toute libération? Si l’Église parvenait à réaliser ce passage pour elle-même, en quittant tous ses airs pharaoniques qui ont, trop longtemps, contribué à maintenir dans la servitude des fidèles dociles plutôt que de les guérir, les relever, les conduire à l’Amour qui s’est livré jusqu’à en mourir sur une croix, peut-être alors retrouverait-elle un certain attrait au sein de la société québécoise, peut-être même une seconde chance d’être non plus la tourmenteuse, mais bien celle dont la mission première consiste à libérer…
Libérez-nous des religions? Absolument! De celles qui entravent la liberté, celles qui écrasent ou qui aliènent. Mais si une religion permet à ses membres de devenir des humains à part entière, c’est-à-dire libres, respectés dans leur dignité, écoutés dans leurs aspirations, pris en compte dans leurs capacités à être de véritables partenaires, peut-être alors en arrivera-t-on à souhaiter davantage d’une telle religion…
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