
Pendant que tous et toutes s’époumonent sur le projet de charte des valeurs québécoises, un autre enjeu de société, tout aussi fondamental, est en train de se jouer dans l’arrière-cour de notre Assemblée nationale. Le projet de loi 52 est bien plus avancé dans son processus législatif que celui de la charte. Il risque même de passer comme lettre à la poste puisque si peu de citoyennes et de citoyens semblent lui accorder de l’attention. Il me paraît donc nécessaire d’y revenir quelque peu, d’autant plus que je prépare une série de conférences sur le sujet…
Les véritables enjeux
Notre société a changé, pour le pire ou pour le mieux, c’est selon! Notre degré d’acceptation de situations autrefois inconcevables s’est beaucoup « élevé ». Il y a 40 ans, par exemple, l’avortement était encore illégal et une majorité de la population s’y objectait avec force. Les combats menés par des défenseures du droit des femmes à disposer librement de leur corps ont fini par faire admettre que le libre choix de laisser vivre un fœtus ou non appartenait, au final, à la mère. Et à part les groupes chrétiens pro-vie, peu de gens prendraient la rue aujourd’hui pour manifester contre cet état de fait. Surtout, c’est entré dans les tabous: on n’en parle plus, c’est privé. On pourrait mentionner d’autres questions devenues banales tellement qu’elles sont passées dans les mœurs: le divorce, les familles recomposées, parfois en plusieurs couches. Si parfois on entend, dans le dos des conjoints, quelques regrets pour les enfants, on reste surtout coi devant eux. Après tout c’est leur choix. On le respecte. Et plus récemment, on a vu l’ouverture aux mariages de même sexe. C’est devenu comme ça, maintenant et on ne fait plus de vagues. Alors l’euthanasie, bof! Ça finira par passer, comme tout le reste.
Parmi les raisons qui me poussent à le croire, il y a d’abord l’allongement de l’espérance de vie et ses conséquences sur la qualité de vie. On se réjouit qu’il y ait de plus en plus de centenaires et c’est bien ainsi. Mais pour quelques-uns qui continuent à jouir d’une qualité de vie exceptionnelle, un grand nombre se voit diminuer peu à peu, vivre des pertes les unes après les autres, voir de moins en moins de proches les visiter… Il y a dans l’air une forme de résignation passive face au vieillissement qui se traduit souvent par le placement de nos aînés dans ces centres de soin longue durée. « Eux », ils vont bien s’occuper des papys et des mamies, c’est leur boulot après tout. Pendant ce temps, nous avons une vie à vivre dont il faut profiter pleinement, car un jour nous deviendrons comme eux et nous savons ce qui nous attend…
Je vois également une autre raison dans la banalisation du suicide accentuée par sa fréquence particulièrement élevée au Québec. Nos statistiques sont impressionnantes. Nous arrivons juste après le Japon qui est une société déclarée « mourante » en raison de la démographie négative. Non seulement les Japonais ne font plus d’enfants, mais ils s’enlèvent la vie plus que partout ailleurs! Bref, après le Japon, c’est nous, les Québécois qui fréquentons le plus souvent les situations de suicide. Qui, dans sa propre famille, n’a pas connu ce malaise de se retrouver au salon funéraire ou aux funérailles dans une telle occasion? En catimini, les langues se délient pour regretter le geste, la détresse, la désespérance. Mais à la famille on ne dit rien. Il n’y a rien à dire devant la vie qui s’est ainsi arrêtée.
Je trouve encore une autre source de l’acceptation résignée de l’euthanasie dans une sorte d’état d’esprit qui se répand par rapport au « droit » de chacun sur sa propre vie. L’incroyable développement, depuis plus d’un demi siècle, de la liberté individuelle a pour conséquence que nous sommes de moins en moins portés à interpeller nos proches sur les choix qu’ils font et qui peuvent — nous le savons par expérience — les conduire à plus de malheur. Cette liberté a été gagnée à l’encontre des institutions qui martelaient les règles sociales et qui ne s’empêchaient pas de réguler aussi la vie privée. L’Église catholique, par exemple, a, malheureusement, utilisé bien maladroitement son emprise sur les fidèles, au point où désormais elle ne jouit plus sur eux d’aucune crédibilité ni d’aucun droit de parole publique sur les questions éthiques dans notre société.
J’en viens aux aspects plus proches de l’euthanasie comme telle. Il y a ces « rumeurs » que déjà les choses se font, en secret. Des médecins procéderaient discrètement, avec l’assentiment des malades et/ou de leurs proches, au surdosage de morphine qui entraînerait la mort rapide. Même si ceci est formellement démenti, la rumeur est persistante. Cela rend encore plus difficile de voir une personne proche souffrir quand on sait que la fin est imminente et qu’on est impuissant, quand « on sait » que des moyens existent pour y mettre un terme…
Il y a aussi, bien sûr, le fait que les soins palliatifs ne sont accessibles actuellement qu’à une faible proportion de personnes en fin de vie, seulement 15%, selon les chiffres avancés. Curieusement, c’est moins de ce côté que les demandes d’euthanasie proviendraient que du côté des chambres d’hôpitaux classiques. Mais comme les soins palliatifs sont hors de prix, qu’ils exigent un grand nombre de professionnels pour des actes médicaux à long terme et moins productifs, il paraît plus « rationnel » de commencer par proposer l’alternative entre laisser la mort arriver ou la devancer. De là à faire comprendre aux « vieux » dont les jours sont comptés qu’ils seraient plus raisonnables s’ils acceptaient d’en finir plus vite, pour cesser d’être un poids pour la société, mais plus encore pour leurs enfants, il n’y a qu’un pas.
Enfin ne négligeons pas les apparences de dérives qui sont documentées sur des situations en Belgique et aux Pays-Bas où la généralisation de l’euthanasie permet même à une certaine opinion publique de souhaiter l’étendre aux malades mentaux, aux détenus, aux mineurs handicapés…
Ignorance ou indifférence?
Selon un sondage publié par Radio-Canada en 2010, 83% des Québécois étaient favorables à l’euthanasie et 16% seulement contre. Ça en fait des pour! Tellement plus simple que la charte qui divise le Québec! Mais dans un sondage plus récent, il est démontré que 61% seulement des mêmes Québécois connaissent la définition exacte de l’euthanasie. Et lorsque le langage utilisé est celui, plus « soft », du projet de loi, c’est-à-dire lorsqu’on appelle l’euthanasie de « l’aide médicale à mourir », seulement 33% des gens l’associent clairement à l’euthanasie, alors que 27% croient qu’il s’agit de soulager la douleur par des soins palliatifs, 22% croient qu’il s’agit de cesser l’acharnement thérapeutique et 16% pensent qu’il s’agit de donner au patient les conseils et la substance mortelle à s’injecter par lui-même… Ignorance? Certainement. Indifférence? Celle-ci est sans doute la raison de cela. Pourtant, quand on cherche, même si peu, on voit bien que les choses sont dites clairement. Même le secrétaire du Collège des médecins du Québec, le Dr Yves Robert, favorable à la loi, déclare ceci:
« Appelons un chat un chat. L’aide médicale à mourir, c’est de l’euthanasie. » (L’Actualité médicale, 29 janvier 2013, cité par Lysiane Gagnon dans La Presse de qui j’ai aussi tiré les statistiques du récent sondage Ipsos).
Quand le Gouvernement, supposé protéger ses citoyens, plus spécifiquement les plus faibles, veut que l’euthanasie, devenue l’aide médicale à mourir, fasse partie des options de soins de fin de vie, il est clair que la définition même du mot soigner en est modifiée. Nulle part, ni le mot soigner ni prendre soin n’inclut le fait de tuer. Les groupes opposés à l’euthanasie en ont même fait leur slogan: « Tuer n’est pas un soin ». En effet, pouvons-nous croire, sincèrement, que « tuer » ou « aider à se tuer » peut être associé à « soigner »? Lorsque votre médecin vous accueillera à l’occasion d’une maladie grave, incurable et qui vous fait souffrir de manière intolérable (qui en est juge?), et vous dira : « Ne vous en faites pas, si c’est trop dur, on a les moyens d’y mettre fin », ne croyez-vous pas que le rapport de confiance en des soins de qualité en « souffrira »?
Malgré tout, anticipons…
Étant donné l’appui confirmé des sondages et le peu de résistance de la population, il est fort à parier que ce projet de loi sera adopté incessamment, probablement avant les prochaines élections. Bref, préparons-nous donc à vivre, comme en Belgique et aux Pays-Bas, avec l’euthanasie et toutes ses conséquences, notamment de nombreux cas de détresse psychologique au sein des équipes médicales qui doivent porter la responsabilité de la fin de vie de certains de leurs patients. J’aimerais alors ouvrir un espace de dialogue et de questionnement avec vous, « les gens ».
Il y a d’abord la question du droit criminel. C’est de compétence fédérale. Le Gouvernement du Québec prévoit utiliser le même stratagème que pour l’avortement, en « interdisant » au procureur du Québec de poursuivre les médecins qui auront euthanasié leurs patients dans le cadre de la future loi. Il va de soi que cette loi sera contestée devant les Tribunaux et que la Cour Suprême du Canada aura à trancher à un moment ou l’autre. Supposons que le Gouvernement du Québec sera battu, cette fois-ci, et que le droit criminel demeure pleinement en force. Que se passera-t-il dans la conscience de ces médecins que nous aurons encouragé à donner la mort et qui se retrouveraient du jour au lendemain des meurtriers au sens de la loi? Notre société est-elle si différente du reste du Canada que nous pourrions avancer sur cette voie sans nous assurer que les autres provinces iront dans la même direction? Est-ce une autre stratégie politique pour opposer de nouveau le Québec, « progressiste et distinct », du Canada, « conservateur et rétrograde », qui nous empêche de nous épanouir?
Restons sur le plan de la conscience. Nous le voyons actuellement, un grand nombre de médecins, même s’ils semblent minoritaires, s’opposent à devenir des agents de la mort. Auront-ils tous et toutes un droit de retrait des situations qui poussent vers l’euthanasie? Protégerons-nous leur doit d’objection de conscience? Mais seront-ils écoutés lorsqu’ils le feront aussi au nom de leurs patients, en vertu de la relation de confiance qu’ils avaient avec eux avant qu’un conseil n’opte pour l’euthanasie, quand ces mêmes patients seront privés de leur capacité à décider par eux-mêmes? Le fait qu’ils sont contre l’euthanasie aura-t-il une influence dans la crédibilité qu’on leur accordera en de telles situations?
Enfin, j’en viens à une dernière question, qui me transporte sur l’autre versant du dialogue, celui des promoteurs. Tout comme nous avons appris, plus ou moins amèrement pour certains dont je suis, à vivre avec le fait que nous supprimons systématiquement, année après année, plus de 25 000 fœtus qui n’avaient pas demandé à vivre et encore moins à mourir, au nom du droit fondamental, soutenu par nos chartes et toutes les organisations internationales, des femmes à disposer librement de leur corps, bref, saurions-nous vivre avec la liberté exercée légalement par les demandeurs d’euthanasie? Je suis sensible à cette aspiration universelle des humains à la liberté. Même pour des chrétiens, il devrait aller de soi que l’être humain n’est vraiment humain que lorsqu’il est totalement libre de ses choix, libre ET responsable. Est-ce que cela pourrait aller jusqu’à protéger cette liberté dans le choix de mourir au moment où il le décide?
Alors, tout comme je suis contre l’avortement, en général, et que je dois, en conscience, accepter que l’État soutienne les femmes qui y ont recours librement par choix, peut-être aurai-je à assumer que des proches en viennent à faire librement le choix du moment et du comment de leur fin de vie, tout en les laissant assumer cette responsabilité devant Dieu…
Comment réagissez-vous ?