
Je suis parent de cinq garçons et d’aucune fille. Je constate cependant, comme tant d’autres, le phénomène de l’hyper-sexualisation chez les fillettes de plus en plus jeunes. Si ce n’était qu’une simple question de mode ou d’apparence, à la limite ça pourrait toujours passer. Les gens sont libres de s’habiller de la manière qu’ils veulent, après tout. Mais avec les événements de plus en plus fréquents — du moins c’est l’impression que j’en ai — de ces histoires de viols collectifs, de « tournantes » comme ils disent en France et des conséquences dramatiques lorsque ces crimes sont ensuite diffusés ostensiblement sur les réseaux sociaux, là je me dis que rien ne va plus. Et je me demande souvent comment je réagirais si j’étais le papa d’une jeune fille, dans un tel contexte…
Un féminisme fragmenté
Cela m’amène à me poser une question à propos de l’état actuel du féminisme. Certaines me contesteront, mais je vois une fragmentation au sein des attitudes féministes entre celles (et ceux) qui militent pour l’égalité en tout et partout, d’une part; et celles qui ont davantage pris la ligne de faire de leur corps ce qu’elles veulent. Quand les deux revendications ont convergé, de grandes victoires ont été réalisées, à commencer par le droit de vote, celui de travailler, de gérer son argent et peu à peu d’accéder aux plus hautes fonctions ou celles réservées traditionnellement aux hommes. Rappelons que le règlement sur la parité salariale a 10 ans à peine! Je me dois de saluer également une avancée réelle dans le libre choix des femmes à disposer librement de leur corps, incluant, bien entendu, le droit de consentir ou non à des relations sexuelles, mais également à pouvoir interrompre une grossesse non désirée dans des conditions cliniquement sûres (et ce, même si je persiste à poser la question de l’autre vie en cause et qui n’est le sujet d’aucun droit reconnu).
Mais quand des femmes, surtout des nouvelles générations, tendent à offrir elles-mêmes leur corps comme un objet parmi d’autres dans le marché de la consommation et que cela est fait au nom du même droit de disposer librement de son corps, là j’ai des doutes profonds sur les dommages causés dans la société. En effet, si le désir de l’autre, qui passe inévitablement aussi par la médiation de son corps, est une chose tout à fait saine lorsqu’il est réciproque, maîtrisé, encadré, protégé, et, ce qui serait souhaitable, engagé, il devient hautement pervers lorsqu’il se limite au corps seul, sans « l’autre ». On peut désirer une personne en raison de l’attrait qu’elle suscite en soi, souvent malgré elle, mais les choix qu’on a fait d’être une bonne personne, de respecter l’autre et ses engagements éventuels (par exemple si on est déjà en couple), les règles plus ou moins tacites en matière de comportement, etc. font qu’on s’en tient généralement à lui offrir son plus beau sourire, lui tendre une main ou échanger une bise décente. C’est ainsi que des gens bien élevés se comportent habituellement. Si quelque chose est appelé à se développer par la suite, les prémisses qui incluent le respect de l’autre sont prometteuses d’une relation potentiellement saine.
La maîtrise de soi, encore une vertu?
Lorsqu’on est en contact avec la pornographie, si facile à trouver, gratuite, toujours plus « hard » et abondante jusqu’à nausée, le désir de l’autre peut se transformer en convoitise du corps pour assouvir ses propres instincts. De sujet avec lequel on est en relation d’égal à égal, l’autre devient un objet qui peut éventuellement satisfaire ses pulsions sexuelles de manière purement égoïste. Un ordinateur et l’internet peuvent suffire à un grand nombre pour se gaver d’images et se soulager en solitaire. Mais ce n’est pas ce à quoi se limitent un certain nombre de personnes. Si les clubs de danseurs et danseuses ou les événements spéciaux dans certains bars permettent à quelques-uns et unes d’aller plus loin dans leurs fantasmes avec de la vraie « chair » à voir et à toucher, quitte à les monnayer, d’autres ont besoin de passer à l’acte sexuel au-delà de tout consentement. C’est ainsi que des femmes (et parfois des hommes) deviennent des proies. On les traque, on les drogue, on les viole, on les jette et on s’en vante ensuite sur les réseaux sociaux. Voilà ce que devient une société de surconsommation lorsqu’elle est gavée des objets habituels et que les pulsions de posséder se tournent vers les humains.
Certaines spécialistes donnent une interprétation de ces gestes en affirmant qu’ils n’ont rien à voir, au final, avec la sexualité, mais uniquement avec des penchants de domination, de pouvoir, de possession. Je suis partiellement d’accord avec cette vision, toutefois je crois qu’il ne faut pas banaliser le désir pulsionnel qui est à la base d’un cheminement intérieur menant jusqu’aux excès les plus répréhensibles. Il est vrai qu’on peut dominer l’autre et le soumettre à sa volonté sans que la génitalité entre en scène. Le contraire est tout aussi vrai. Juste à relire des récits de batailles épiques pour voir à quel point les guerriers victorieux achèvent systématiquement leur combat par des viols sur les femmes (et sans doute aussi sur des hommes) des populations conquises, on voit bien que cet instinct de soumettre l’autre jusqu’à le faire disparaître peut aussi passer par l’humiliation charnelle. Mais il me semble important de ne pas tout mettre dans le même sac.
Par exemple, ces jeunes qui ont violé Rehtaeh Parsons ont-ils uniquement répondu à un instinct de domination ou bien étaient-ils d’abord excités par des images qui montrent des femmes entièrement soumises aux caprices d’hommes pervers? Et ces femmes qui se prêtent à ces scènes pornographiques, en échange de compensations diverses, surtout monétaires, n’encouragent-elles pas que ces mises en scènes de fantasmes ne fassent l’objet de désirs de réalisation chez des hommes, jeunes ou pas, dont certains finissent par passer à l’action? Dans leur école, ces scénarios où l’on peut imaginer piéger une jeune fille et la soumettre par le viol sont-ils courants? Tout ceci est bien enchevêtré et complexe. Jocelyne Robert demande depuis longtemps « le retour à l’école d’une éducation à la sexualité, à l’affectivité et à la dignité humaine » et je la soutiens entièrement. Il me paraît aujourd’hui plus que nécessaire de mettre en place une telle éducation qui prend en compte le désir et les multiples façons de lui donner satisfaction, incluant le choix de le reporter et même d’y renoncer, et qui assurerait le respect intégral de l’autre ainsi que de son corps.
Si le corps est si chèrement convoité dans notre société en apparence si libre, il ne devrait jamais être réduit à un objet de consommation. C’est pourtant ce que bien des hommes (et des femmes) ont intégré, soit par absence de repères positifs, soit par la profusion des modèles de domination, de possession et d’auto-satisfaction. Il est plus que temps d’agir, car ce que nous sommes en train de fabriquer de l’image du corps et de la relation à l’autre ne peut que nous conduire à pire encore, jusqu’à détruire certaines des plus belles victoires du féminisme…
Comment réagissez-vous ?