Cher François,
En tant que baptisé, marié, père et grand-père, permettez-moi de vous adresser quelques mots fraternels, avant que votre nouvelle fonction ne vous trouve bien trop occupé pour écouter d’humbles fidèles comme moi…
Nous voici donc parvenus au terme d’un autre conclave plutôt expéditif qui a vu une série de premières se dérouler sous nos yeux: vous êtes le premier non-européen depuis tant de siècles que ça ne compte plus, le premier fils de saint Ignace, et le premier qui ose emprunter le nom du pauvre d’Assise. Votre élection est un véritable pied de nez à tous les experts, bookmakers, journalistes et nous tous qui avons suivi de près la préparation de ce conclave, car vous êtes arrivé aussi inattendu que porteur d’espoir, comme l’étaient les pages blanches des spécialistes qui devaient commenter en direct votre élection!
Mais vous n’êtes pas une page blanche. Vous êtes prêtre de l’Église catholique, membre d’un ordre religieux qui a son histoire, ses failles, mais aussi sa grandeur qui repose essentiellement sur une spiritualité demeurée accessible et contemporaine, à preuve tous ces gens qui se mettent encore aujourd’hui aux “exercices de saint Ignace“… Vous êtes évêque d’un pays et d’un continent ravagé par les inégalités sociales. Vous vous êtes porté à la défense des pauvres en présentant la pauvreté comme une violation des droits de la personne et en devenant vous-même figure d’opposition au néo-libéralisme qui prive des populations entières de leur dignité fondamentale. Pour tout cela, François, votre élection nous donne une lueur d’espoir à nous qui sommes de cette Église sans être hors du monde. Nous pouvons espérer que votre passage à Rome sera inspiré de votre saint patron, lorsque celui-ci rencontra le pape Innocent III et qu’il obtint, contraste si puissant, de pouvoir vivre dans la pauvreté avec ses frères et témoigner d’un Évangile plus proche de ce qu’on attend d’une fréquentation avec Jésus que ce qui nous est généralement donné à voir du Vatican. Ainsi donc, François, si les cardinaux, inspirés plus que jamais par l’Esprit Saint, vous ont choisi, ce doit être parce qu’ils ont eu l’intuition qu’il faut imprimer un coup de barre à l’Église, à l’image de celui que François d’Assise provoqua au XIIIe siècle.
Sur le plan doctrinal et surtout moral, je sais bien que nous ne pouvons pas attendre de grandes révolutions de votre part. Vous êtes déjà connu en effet pour vos positions qui ne renversent rien de celles déjà défendues par vos prédécesseurs. Mais je me permets, avant que la curie romaine ne parvienne à vous éloigner du peuple, de vous faire mention de quelques préoccupations que nous avons, ici au Québec, terre sécularisée autrefois si catholique, face à une Église dont on est pourtant encore si paradoxalement attaché, à preuve tout ce qui vient d’être déployé par les médias pour accueillir votre élection.
Au Québec, comme généralement en Occident et en Amérique latine, nous croyons en l’égalité fondamentale des hommes et des femmes. Et cela va, à mon sens, plus loin qu’une dignité seulement annoncée. Cette égalité est appelée à se rendre visible dans la société par une accession pleine et entière des femmes à tous les possibles, en particulier ceux qui ont pu être réservés aux hommes en certaines époques. Il y a eu de nombreuses avancées sur ce terrain, y compris dans l’Église. Je ne vous cache pas qu’au plan de la société québécoise, nous ne sommes pas encore de très bons élèves, car même si nous venons tout juste d’élire une femme à la tête de notre État, les inégalités, surtout économiques mais aussi dans les responsabilités, sont encore très présentes. Toutefois, la volonté de les supprimer est bien là. Le reste est une question de mentalités qui se transforment peu à peu. François, l’Église, sur ce point, ne peut plus, chez nous, se réfugier derrière une vision classique d’une dignité qui exclurait une égalité des rôles. Tant de femmes ont soutenu l’Église docilement, attendant d’être reconnues pour ce qu’elles sont. Un grand nombre ont déjà tourné le dos à l’Église, mais d’autres persistent, loyales. Parmi elles, plusieurs auraient pu rejoindre la fraternité sacerdotale et apporter aux fidèles une complémentarité dans le service sacramentel incluant l’exemplarité du Christ. Jusqu’à quand serons-nous en arrière de la société sécularisée qui se montre, à ce chapitre, plus prophétique que l’Église?
La question de la sexualité, depuis la fameuse encyclique de Paul VI, a entraîné un décrochage massif de fidèles. Les femmes et les hommes de mon pays n’attendent plus de parole sensée sur ce sujet de la part de l’Église, car ils ont choisi, en leur libre conscience, de vivre selon ce qui leur convient et ce qui leur semble bien. Pourtant, à ce chapitre, celui de l’amour, la Bonne nouvelle de l’Évangile devrait pouvoir encore résonner dans les coeurs! La morale rigide est difficile à recevoir lorsque la relation n’existe plus. François, aidez-nous à nous recentrer sur l’amour de Dieu! Si nous pouvons relever ce défi, peut-être alors que les considérations éthiques seront mieux accueillies, non pas comme une vérité qui s’impose, mais comme un chemin qui se propose…
Restons-en à ce chapitre. Certaines citations tirées de vos récentes sorties en Argentine, montrent de vous une attitude apparemment peu accueillante aux personnes homosexuelles, en particulier sur le mariage gay. Ces personnes réclament qu’on cesse de les accabler et qu’on les laisse vivre en paix. Depuis toujours, ils forment une minorité qui a subi, autant que d’autres, l’intimidation, le rejet et la violence de la part de majorités encouragées par une théologie morale qui en fait des êtres “intrinsèquement désordonnés”. Avec l’évolution des études sur le genre, la reconnaissance de l’état irréversible de la vaste majorité des personnes dont l’orientation est homosexuelle, l’Église ne devrait-elle pas poser sur elles un regard différent? Pouvons-nous continuer de faire souffrir des êtres humains en les étiquetant comme des désaxés? Est-ce possible d’avoir une oreille plus attentive à leurs souffrances, à leur désir de bonheur? Sur cette question, François, nous attendons de vous une petite ouverture qui donnera à vos pasteurs et aux personnes engagées en pastorale, un peu d’air frais qui permet de rendre possible une certaine écoute mutuelle. De cette écoute, peut-être pourrons-nous espérer de ces personnes qu’elles acceptent de considérer Jésus comme le Fils du Père qui les aime à la façon d’un frère?
Il y a bien d’autres questions qui nous affectent sincèrement, nous les Québécois, dans notre rapport à l’Église. Les divorcés-réengagés, par exemple, qui vivent dans la honte lorsqu’ils expriment le besoin de l’eucharistie dans leur vie. Les femmes qui ont choisi l’avortement à un moment ou l’autre de leur vie comme unique solution à ce qu’elles croyaient, en conscience, la seule décision logique. Bien sûr, elles ont supprimé une vie en développement, mais faut-il rappeler que le seul juge de leurs actes — et des nôtres — sera Dieu lui-même? Et faut-il aussi nous ressaisir de l’attitude de Jésus qui n’a jamais rejeté quiconque, accueillant chacune des personnes reconnues pécheresses, s’invitant même chez elles? C’est cette rencontre qui a changé les coeurs des uns et des autres et qui les a mis sur un chemin de conversion. Si nous ne pouvons pas leur présenter Jésus, faute de pouvoir partager leur humanité, qui le fera?
François, nous avons compris ici que nous ne reviendrons jamais en arrière, comme quand l’Église était triomphante, parfois même arrogante. Et le dépouillement que nous vivons depuis notre révolution tranquille est sans doute une bénédiction afin de nous recentrer sur l’Évangile. Mais nous avons besoin que notre Église demeure pertinente en tant que communauté qui célèbre le pardon accordé par Jésus Christ et le don de sa vie offert à toute personne de bonne volonté. Nous avons besoin d’un signe de votre part qui témoigne de cette ouverture pastorale. Peut-être qu’à force d’écouter l’Esprit Saint qui s’exprime là où il veut, entendrons-nous, ensemble, l’humanité qui marche inlassablement et irrémédiablement vers Dieu qui l’attend comme un Père aimant. N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’a si bien démontré l’un de vos frères jésuites, Pierre Teilhard de Chardin?
Lors d’une rencontre de parole libre, la veille de votre élection, nous avons exprimé plusieurs souhaits dont celui que vous puissiez être un prophète… Ce sera peut-être par votre personne que vous le serez, car votre parti pris pour les pauvres et votre dénonciation de l’injustice sont déjà des actes qui parlent fort. Vous avez dit lors de votre première homélie que suivre Jésus comprend aussi de le suivre sur son chemin de croix. Être avec lui, comme ses disciples historiques, comporte son lot d’hésitations, de résistances, d’incompréhension, de renoncements, parfois de trahisons! Jésus a pardonné tout cela à ses apôtres et, à travers eux et donc vous, aujourd’hui, à celles et ceux qui veulent le suivre maintenant.
Un prophète sait interpeller son propre peuple et vous avez déjà commencé à le faire. Aidez-le, aidez-nous, en appelant vos plus proches collaborateurs à quitter leur conviction que l’Église doit demeurer opaque en toute circonstance. Qu’elle se montre enfin sous son vrai jour, vulnérable, fragile et elle-même en chemin! Elle a besoin de se dépouiller, comme l’y a invitée le poverello d’Assise. Jésus fut lui-même dépouillé de ses vêtements pour affronter ses bourreaux et le fut encore au moment d’être cloué sur la croix: nu, sans rien à défendre, rien à perdre non plus, sinon la vie qu’il avait remise entièrement entre les mains de son Père. Alors cette Église qui se protège sans cesse doit accepter de se montrer plus vraie, plus authentique. Elle doit collaborer à extirper de son sein les malfaiteurs pour qu’ils reçoivent les sanctions de la justice comme tous les autres humains, que ce soit pour des méfaits liés à l’argent ou à la sexualité. Cela signifie que tous doivent se soumettre à la reddition de compte, comme dans les meilleures organisations publiques.
Pour terminer, je vous laisse au souvenir de ce tableau présentant le pape à genoux devant votre saint patron au XIIIe siècle, symbole de la puissance de l’Église aux pieds du pauvre, à l’exemple de Jésus au soir du Jeudi Saint… Je vous en prie, demeurez l’homme simple que vous avez toujours été et montrez-nous le chemin qui mène à l’amour du prochain, du pauvre en particulier, qui se présente aux disciples de Jésus le plus souvent sous des visages… inattendus. Recevez l’assurance de ma collaboration la plus entière au service de la charité à laquelle vous présidez désormais.
Comment réagissez-vous ?