Si ce titre vous fait penser à la chanson de Nana Mouskouri, vous tombez juste! Mais en réalité, c’est plutôt du « temps de vie » ou de la durée des noms que portent les lieux que je souhaite vous entretenir. Au Québec, il semble que nous ayons perdu de l’intérêt pour tout ce qui « fut » avant nous, en particulier avant la Révolution tranquille. C’est comme si notre renaissance dans la modernité avait effacé notre vie antérieure, un peu comme avec la réincarnation: on ne se souvient de rien, même si ce qui a précédé continue de hanter nos jours présents!
Il en est ainsi pour de plus en plus de noms qui ont été depuis longtemps attribués à des lieux, des rues, des édifices, des parcs, des lacs et même des villages! Ceci est particulièrement vrai pour les noms qui tirent leur origine d’un lien direct ou indirect avec la religion. Je me permettrai donc d’en évoquer un seul pour l’objet de ce billet, soit l’auditorium qui portait jusqu’à récemment le nom de « Dufour » et qui a été remplacé par le nom d’un commanditaire. Cela peut paraître banal et sans conséquence: qu’est-ce donc qu’un nom? Tant qu’on sait où on va, ce ne doit pas être si important de le nommer. Pourtant, ce l’est certainement pour les commanditaires, car ils voient ainsi leurs noms apparaître sur toute promotion entourant de tels lieux! Lorsque ces lieux ont une image positive, qu’ils sont visités en masse, les commanditaires ne voudraient en rien que leur nom disparaisse! Et lorsque la fréquentation diminue, ils vendront leurs noms pour l’apposer sur d’autres lieux en laissant, sans scrupules, le lieu ainsi débaptisé.
Faire durer la mémoire
La toponymie est la seule manière intelligente que nous ayons trouvée pour faire mémoire d’hommes et de femmes qui ont marqué leur temps. Wilbrod Dufour a eu cet honneur d’avoir laissé son nom à la postérité pour identifier, entre autres, le fameux auditorium du Cégep de Chicoutimi rénové à grands frais en 2012. Qui était ce M. Dufour? Peu de gens pourrait répondre à cette question, même si on la posait aux citoyens de Saguenay. Pourtant, il est bon de savoir que cet homme, décédé en 1960, a été un grand catalyseur des arts de scène dans notre région. C’était un prêtre et un théologien, mais c’est moins pour cela qu’il a laissé sa marque. Diplômé en arts de l’Université Laval, il a été directeur d’orchestre et metteur en scène de théâtre en ces années qu’on appelle pompeusement la Grande noirceur. C’est vrai qu’il aimait beaucoup le chant grégorien, tellement qu’il en était un grand spécialiste, mais à l’époque, on en était à peine à Elvis et on commençait tout juste à laisser les jeunes danser! N’empêche que Wilbrod Dufour est peut-être pour quelque chose dans la vocation de certains de nos prédécesseurs à aimer, voire à pratiquer la musique de concert ou la comédie. Il a peut-être préparé de jeunes parents à faire aimer la musique, le chant et les arts de la scène à leurs enfants. Ceux-ci comptent peut-être parmi les personnalités de notre région qui performent ici et ailleurs. Il est fort à parier, qu’en homme de son temps, Wilbrod Dufour serait aujourd’hui aux côtés des Wauthier, Bouchard et autres concepteurs de spectacles, des Hakim et Doré qui les produisent et de ceux qui ont accompagné les Pelchat, Lemieux, Villeneuve et autres dignes représentants de notre région!
Voilà donc qu’on a retiré à l’Auditorium Dufour la référence à celui qui avait suffisamment marqué son époque pour que son nom appartienne à la postérité. Mais le nouveau nom qu’on a donné à cette enceinte n’a rien à voir avec une quelconque contribution à l’avancement des arts ou de la culture. Tenez, par exemple, le boulevard Talbot a bien failli être renommé boulevard Marina Larouche, en l’honneur de cette femme qui s’est fort bien battue pour cette route. Une femme pour un homme, ça pourrait encore passer si on juge que la contribution de celle-ci en vaut vraiment la peine. Mais cela a vite été bloqué par la réaction importante de citoyens attachés au nom d’Antonio Talbot. Rien à voir avec ce qui s’est passé avec l’Auditorium Dufour, rebaptisé Théâtre suivi du nom du commanditaire qui n’a pourtant rien fait de marquant pour le monde des arts. C’est donc simplement une question d’argent que le commanditaire a bien voulu consentir à Diffusion Saguenay, sans doute davantage en quête de fonds que de volonté de respecter les reconnaissances historiques.
Un groupe de citoyens a décidé courageusement de s’élever contre cette décision purement mercantile. Une pétition rassemblant plus de 1640 noms s’avère relativement importante dans le contexte actuel, mais le groupe n’a jamais été pris au sérieux par les responsables concernés à tous les niveaux. C’est dommage. Au Québec, nous sommes en train de devenir peu à peu une société alzheimer… Nous avons tous à l’esprit le malaise ressenti devant une personne qui n’a plus accès à sa mémoire. Pour elle, nous ne sommes plus personne. Plus rien de connu. Qui êtes-vous, dit-il à sa fille? Un jour, nous regarderons ce que nous sommes devenus et nous ne saurons plus d’où nous sommes venus et qui nous a menés jusque là. Nous serons une société quelconque, marquée davantage par les noms affichés des compagnies capables de tout acheter. Nous aimerons leur argent, mais nous détesterons intérieurement le sentiment que nous aurons à nous rappeler comment nous l’avons obtenu. La prostitution n’est pas seulement affaire de moeurs individuelles, elle est beaucoup une question d’éthique sociale. Quand nos élus ne savent plus être autre chose que des mendiants acceptables aux yeux des grandes entreprises, on peut se demander à quoi ça sert de se donner autant d’efforts à vouloir s’engager pour améliorer la société et la rendre meilleure pour la postérité. Laissons cette charge aux entreprises et nous deviendrons vite des citoyens de seconde zone, assoiffés de petites récompenses éphémères plutôt que de grands ouvrages qui traversent le temps.
Parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir. Maréchal Foch
Je lève mon chapeau à ces hommes et ces femmes, animés par Florent Villeneuve et Marc Rainville, qui ont cru que cette cause en valait la peine, pas moins que d’autres, et qui ont tenté d’éveiller nos consciences endormies.
Comment réagissez-vous ?