
Il en aura surpris des masses, ce Benoît XVI, depuis son élection, pourtant si prévisible, jusqu’à ce coup d’éclat réalisé en douce, à l’occasion d’un évènement presque banal… Non, personne ne l’attendait, pas comme ça, pas maintenant.
En fait, personne ne savait à quoi pouvait ressembler une démission de pape! Le dernier en date l’avait fait il y a près de six siècles. Généralement, on remet sa démission à un patron, un employeur, un conseil d’administration! Mais le pape, qui est reconnu comme l’unique chef de l’Église catholique, n’avait aucune instance semblable pour le faire. Il a donc inventé une démission papale, à partir du peu qui est dit dans le code de droit de l’Église: « qu’elle soit faite librement et qu’elle soit dûment manifestée, mais non pas qu’elle soit acceptée par qui que ce soit » (article 332, alinéa 2). Ce pape-là a donc décidé de procéder simplement, après avoir nommé trois nouveaux saints lors d’un consistoire, donc un évènement public, et à l’occasion duquel personne n’aurait pu estimer qu’il renonçait sous la contrainte. D’ailleurs, aucune réaction n’est venue mettre un quelconque doute sur la forme de cette démission, au contraire, tous ont salué le courage, la liberté, l’humilité de cet homme brillant, et surtout capable de juger du moment qui convient pour partir, comme on part en douce à la fin d’un film sans attendre la fin du générique.
Entre lui et moi
Je ne répéterai pas ce qui a déjà été dit ou écrit. On ne fait d’ailleurs que commencer: tout comme à son arrivée sur Twitter, des millions de pages auront été publiées en quelques jours. Je voudrais plutôt livrer un témoignage personnel. Lorsque j’étais étudiant en théologie (ça fait déjà 30 ans), nos professeurs cherchaient gentiment, comme tout bon professeur, à nous dire quoi penser et comment le penser. Pour bon nombre de théologiens québécois qui voulaient des réformes profondes dans l’Église, Joseph Ratzinger était l’ennemi public numéro 1. À force de voir cités tous les passages qui pointaient vers la rigidité, la fermeture et l’autoritarisme de cet homme, j’en suis venu moi-même à le considérer comme tel. Dans ma thèse de doctorat sur les nominations d’évêques, défendue en 1997, je me plaisais à pourfendre le nouveau cardinal Ratzinger en citant des propos rudes à son endroit, comme celui-ci, de Constance Colonna-Cesari:
« Évolution personnelle ou aléas de la fonction qu’il occupe désormais, Joseph RATZINGER n’est en tout cas plus ce qu’il était. Il a changé, comme ont changé tous ceux qui incarnaient, à ses côtés, le renouveau théologique des années soixante. Car selon Paul LADRIÈRE, […] les artisans les plus notoires de cette ouverture se seraient ensuite généralement repliés sur des valeurs conservatrices. » (Source, p. 84)
Bon, avouons que Benoît XVI était plus dans la continuité avec le Joseph Ratzinger des années 1970-80, devenu cardinal et préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi que celui des années 1960, théologien réformiste au concile, qui souhaitait, par exemple, que les communautés locales (les diocèses) soient reconnues comme des sujets de droit dans l’Église. Cela veut dire, en principe, qu’elles auraient pu avoir des droits, comme corps collectif, face à leur devenir, peut-être leur organisation pastorale, leurs priorités. Au lieu de cela, on a retenu que ce sont plutôt les évêques en tant qu’individus et surtout comme successeurs des apôtres en communion (soumission) avec l’évêque de Rome à qui le droit canonique reconnaît quelques droits et beaucoup de devoirs. Bref, l’homme de l’époque a pu rêver une nouvelle Église, mais celle-ci est restée un bien beau rêve, et surtout un rêve abandonné.
Lorsqu’il était préfet de la Congrégation de la foi et qu’on l’affublait de tous ces quolibets peu flatteurs, j’étais un observateur peu impliqué. Je voyais difficilement comment Jean-Paul II pouvait proposer une vision nouvelle, ce qu’il annonçait pourtant avec force dans ses discours aux foules, surtout aux jeunes, alors qu’une bonne part du contrôle revenait à un intellectuel si prompt à colmater toute brèche théologique qui aurait pu laisser infiltrer un peu d’air frais dans ces murs hermétiques du Vatican!
Quand son heure fut venue d’être porté à la tête de l’Église de Rome, et donc à celle de l’Église universelle, j’ai eu comme bien d’autres un mouvement intérieur de déception. Parce que les cardinaux électeurs avaient choisi – et rapidement – ce qui leur semblait être la voie sûre, celle de la continuité, celle surtout de la voix ferme qui s’élève contre un monde qui est, vu de Rome, plongé dans le relativisme et rongé par la perte des valeurs. Le retour des vêtements pontificaux (au sens propre du terme) laissait déjà entrevoir à quel point ce pape se raccrocherait à la tradition et qu’il se mettrait, ayant enfin les moyens ultimes d’y parvenir, à combattre le monde impur tel un soldat du Christ en mission.
Entre lui, le monde et l’Église
En démissionnant, Benoît XVI a fait mention des qualités qu’il voit nécessaires pour être pape en face du monde d’aujourd’hui où tout va si vite. Sa vision de notre monde est qu’il est devenu morcelé, brisé par la modernité et le relativisme éthique. Il lui faut donc une nouvelle évangélisation vigoureuse afin de persuader les hommes et les femmes de notre temps de la pertinence de la foi au Christ pour les mener au bonheur authentique. C’est cette vigueur qui manquait à Benoît XVI depuis quelque temps et qui le rendait sans doute insatisfait de ce qu’il voulait apporter et pouvait supporter. Il n’a donc pas voulu s’inspirer de la détermination d’un Jean-Paul II à demeurer actif, tout en étant de plus en plus diminué et souffrant, jusqu’à ce que Dieu décide de le rappeler à lui.
Le pontificat de ce pape ne marquera pas l’histoire par sa durée ni par des réformes pourtant attendues. Il la marquera sans doute pour autres choses, et c’est là que cet homme me rejoint le plus. D’abord sa première encyclique, non pas sur un point de droit ni une mise au pas théologique, mais un texte remarquable intitulé Dieu est amour. On l’attendait sur les grandes questions qui font problème et il nous ramenait tous à la source. Il y eut ces rapprochements avec les Juifs et les Musulmans qui sont venus toucher mon coeur universel. Il y a eu aussi ces tractations avec les intégristes qui le rendaient presque suspect de vouloir accorder plus de valeur à la tradition d’avant Vatican II et tous les ratés par la suite, mais qui le montrait aussi plus attaché à la quête d’unité que ses prédécesseurs. Il y a eu les nombreux scandales à caractère sexuel, notamment celui avec le fondateur des Légionnaires du Christ, un homme très prisé par Jean-Paul II, mais plus encore sa position radicalement ferme contre tous les prêtres pédophiles, allant même jusqu’à suggérer à ceux qui demeurent cachés de se dévoiler pour qu’on en finisse avec ce mal qui gangrène l’Église! Ce pape qui prend la peine de réfléchir longuement sur ses positions et les arguments qu’il met en avant a eu plus de mal avec des propos plus spontanés. Que l’on pense à sa position drastique sur la question du condom, qui fut ensuite modérée dans le livre Lumière du monde, ou encore à son arrivée récente sur Twitter qui le mettait à l’étroit avec ses publications en 140 caractères et ne rendaient pas justice à la profondeur de sa pensée. Son dernier message sur les communications devient une sorte de testament qui prend tout son sens, car il porte notamment sur la valeur… du silence ou de ce murmure léger auquel il faut tendre l’oreille, plutôt qu’à tout le bruit que font les médias !
Sa démission sera sans doute pour les historiens quelque chose d’extraordinaire que l’on commentera encore dans plusieurs siècles! Il y a les paroles et il y a les écrits. Mais plus encore, il y a les gestes. Ces derniers parlent davantage à nos générations axées sur l’image que toute réflexion bien menée mais non lue ou non entendue. C’est comme une homélie à la messe: elle peut être de qualité, préparée avec soin, mais si elle n’est pas écoutée, elle tourne à rien. Plutôt qu’une homélie ennuyante, Benoît XVI a servi un geste puissant, celui de se retirer. Ce faisant, il a rompu avec la tradition de l’Église tout en la rejoignant. Il a osé faire ce qu’aucun pape n’avait fait avant lui depuis Celestin V en 1294, lui aussi octogénaire fatigué. Pour moi, cela est un signe évident que toute tradition ne doit pas être figée définitivement et qu’au contraire elle peut (et doit) parfois être défiée. Un homme seul, armé des pouvoirs absolus sur son Église, a posé le seul geste de liberté absolue qui lui était, en pratique, impossible à poser, celui de se retirer sans mourir.
En quittant avant la fin, Benoît XVI tourne le dos au pouvoir afin de finir sa vie dans la discrétion. Il rend ainsi un immense service à son Église, invitée elle aussi à retrouver le goût de la liberté trop souvent écrasée par le pouvoir sur les consciences. Si l’Église favorisait davantage l’accession de la conscience humaine à sa pleine liberté, peut-être alors retrouverait-elle une part de sa pertinence sociale et conduirait-elle davantage à Jésus-Christ les hommes et les femmes assoiffés de sens et de lumière… Benoît XVI ne savait sans doute pas comment mener l’Église à cette destinée, mais son geste indique la direction qu’il faut suivre. « C’est pour la liberté que le Christ vous a libérés » (Galates 5,1)
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