Plus de bonheur, est-ce souhaitable?

Un autre « massacre des innocents »

Ces jours-ci, l’actualité nous remplit les yeux et les oreilles de meurtres sordides et d’attentats tout aussi abjects. Au Québec, dans la même semaine, une mère tue ses trois enfants; une autre veut faire réviser sa peine de prison à vie pour un crime semblable; et un père tenu non criminellement responsable du meurtre crapuleux de ses deux enfants est libéré. À Newtown aux États-Unis, cet attentat d’un fils vraisemblablement tourné contre sa mère et tout ce qu’elle aimait est encore plus troublant. Lorsqu’on aura tout expliqué, peut-être serons-nous à même de comprendre qu’il s’agit « simplement » d’un autre drame familial atroce qui a emporté dans ses excès de nombreuses vies innocentes. Le point commun à toutes ces tragédies est toujours le même: les victimes ne sont jamais fautives de quoi que ce soit. Elles ne sont que des témoins (c’est le sens du mot « martyre ») du dérèglement maléfique qui se produit parfois dans l’esprit humain.

Est-il possible de participer à l’une ou l’autre des fêtes familiales et sociales organisées en cette période de Noël sans avoir en arrière-pensée ces familles et cette communauté meurtries par la mort violente des leurs? En fait, est-il pensable que nous puissions continuer notre propre vie sans nous soucier de ces gens-là pour qui le seul sentiment réel est que la fin du monde leur est arrivée?

Bonheur ou Compassion ?

Je ne sais pas pour vous, mais je suis abonné à de nombreuses personnes sur les réseaux sociaux. Dans la présentation qu’un grand nombre d’entre elles font d’elles-mêmes, je suis toujours étonné de voir que le mot « épicurien » est si fréquemment utilisé. Ce mot vient souvent avec des expressions comme « j’aime la vie », « je vis le moment présent », « j’aime la légèreté », etc. Notez que je sais apprécier les personnes qui sont agréables de compagnie, qui savent avoir du fun et ne pas trop s’en faire avec les problèmes. Mais, personnellement, je ne vois pas comment ces expressions pourraient me décrire, moi et un grand nombre de personnes que je côtoie. J’ai parfois l’impression que « quête de bonheur » n’est pas synonyme de « quête de sens ». D’ailleurs, lorsque j’ai complété le questionnaire de l’Indice relatif de bonheur, les remarques explicatives concernant mes scores moins élevés m’ont permis de constater que cet outil semble avoir une inclinaison dans la tension entre bonheur et compassion. En effet, les seules questions qui ont fait baissé mon résultat global concernaient les préoccupations pour les enjeux de justice dans le monde. Une personne qui se sent solidaire et qui se laisse indigner par les situations d’injustice de manière trop marquée réduirait ses aptitudes au bonheur… Nous pourrions donc en conclure que si nous voulons plus de bonheur, peut-être faut-il ne pas trop accorder d’attention à ce qui va mal dans le monde.

Une lecture trop stricte de cette interprétation pourrait donc laisser croire qu’en fermant les yeux aux misères du monde nous pourrions mieux « performer » dans notre quête de bonheur. Vous est-il possible à vous de fermer les yeux, ne pas voir la misère, ne pas porter attention aux injustices, à la corruption, aux massacres de populations assoiffées de justice? Si oui, il est probable que votre bonheur est une quête bien solitaire et qu’elle ne finisse par mener qu’au pur égoïsme. C’est peut-être possible à d’autres, mais ça ne m’est pas donné à moi de pouvoir surfer ainsi sur les problématiques psychologiques, éthiques, sociales, économiques, politiques en voulant croire que je ne devrais pas me laisser affecter par tout cela et de vivre ma vie en me tournant uniquement sur ce qui me fait du bien.

C’est ici qu’arrivent des situations universellement troublantes comme un attentat dans une école primaire ou comme un parent tuant froidement ses propres enfants. Car n’importe qui d’humain sur terre est directement frappé par des gestes comme celui du tireur de Newtown. Tous mes amis, tous les membres de ma famille, toutes les personnes participant avec moi à une session, un samedi, ont été touchés autant que moi. C’est plus fort que tout. « Ça vient nous chercher » au plus profond de nous-mêmes. C’est plutôt rassurant sur l’humanité, en fait. Et la question du pourquoi monte alors de la terre entière comme une clameur: Pourquoi?

Lorsqu’il est appelé à répondre à cette question du pourquoi devant des assemblées intéressées par ses propos, Jean Vanier propose parfois cette explication, que je cite de mémoire:

Il y a des personnes dont le handicap est très lourd. On ne sait pas pourquoi elles naissent ainsi ou le deviennent. Beaucoup de gens souffrent de leur situation, à commencer par leurs parents. Nulle explication n’est satisfaisante. Mais ces personnes existent. Et lorsque je vois des jeunes gens venir de partout et se laisser toucher par ces personnes qui n’ont, en apparence, que leur dépendance à offrir, je vois alors ces jeunes montrer le meilleur de ce qu’on peut attendre de l’humain, leur tendresse, leur compassion. Je les vois changer pour toujours. Je saisis alors que les personnes vulnérables sont un cadeau pour l’humanité.

Tout comme ces situations de handicap, les tragédies telles Newtown ne trouvent aucune explication satisfaisante. Elles surviennent. Et dès lors, elles atteignent les êtres humains de partout dans ce qu’ils ont de plus humain en eux, à savoir leur indignation qui n’est rien d’autre que le moteur de la bienveillance. Un grand nombre de commentateurs ont déclaré qu’il est impossible d’assurer la sécurité totale contre de tels gestes désespérés. Il en surviendra donc encore… Ne devrions-nous pas, alors, les regarder autrement, comme des occasions qui nous sont données pour que nous revenions au meilleur de nous-mêmes? Comme Jean Vanier le prétend, l’être humain n’est à son meilleur que lorsqu’il sait se montrer bienveillant, quand il agit avec compassion en ne laissant pas son semblable périr ou dépérir!

Vivons heureux, solidaires!

Revenons au mot épicurien. Ce terme est « relatif à une morale qui propose pour objectif premier la satisfaction de tout ce qui contribue au plaisir » (Larousse). « Jouisseur » est son synonyme. Nous avons tous une part en nous qui recherche la jouissance plutôt que le renoncement, le plaisir plutôt que l’effort.  Cette tension entre la jouissance pour soi-même et la compassion pour autrui a toujours existé. Elle n’est en réalité qu’un reflet du combat qui se déroule depuis toujours à l’intérieur du coeur humain:

  • me donner du plaisir, de la gratification, m’auto-satisfaire ou utiliser autrui comme un objet pour me procurer cette satisfaction;
  • m’oublier moi-même par abnégation et me dévouer à autrui pour soulager, relever, être avec…

En cette période des Fêtes, nous voyons s’exprimer avec plus de contrastes encore ces deux inclinations. Tant de fêtes qui débordent dans les excès; tant de gestes qui démontrent la compassion. L’alcool qui coule à flot dans des banquets exagérément copieux; les dons les plus généreux et les paniers de Noël à profusion. Se faire plaisir; ne pas oublier les autres. Tout ceci est bon, certes, surtout pour la conscience.

Mais ne manquerait-il pas autre chose pour que le monde tourne mieux? Et cette chose, ne serait-ce pas la rencontre? Si nous cessions de jouir entre nous, « épicuriens », et invitions plutôt les familles appauvries à partager notre table? Si la compassion que nous ressentons devant le drame de Newtown nous transformait un peu en êtres solidaires? Ne pourrions-nous pas, alors, repousser les frontières du mal et faire qu’un monde nouveau naisse enfin? Serait-il possible que dans un tel monde, les détresses humaines à l’origine de gestes comme celui du tireur fou de Newtown puissent être prises en compte, accompagnées voire guéries?

Je voudrais que des drames comme Newtown ne se répètent plus jamais. Je constate cependant qu’ils ont le pouvoir de nous recentrer sur notre appartenance à une seule et même humanité. Voilà où je trouve ce qui pourrait se rapprocher d’une certaine « complaisance » au coeur du drame récent, à partager avec tous les épicuriens du monde…


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4 réponses à “Plus de bonheur, est-ce souhaitable?”

  1. Avatar de Julia Simard
    Julia Simard

    Bravo pour cet article et comme il fait réfléchir! Joyeux Noël et bonne année 2013!

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    1. Avatar de Jocelyn Girard

      Merci Julia, pour cette appréciation! Joyeuses fêtes solidaires à vous également !

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  2. Avatar de Scriptualité

    Ouf, voilà un article tout à fait à l’opposé du premier que j’ai lu. J’aurais beaucoup de choses à dire en réponse à cet article, Jocelyn, mais je ne vais qu’aborder la question du bonheur et de la compassion. À mon avis, ce n’est pas le fait d’avoir de la compassion ou d’être solidaire qui empêche une personne d’être heureuse, mais le fait que cette personne ne comprend pas l’origine du malheur des gens. C’est sans doute le point sur lequel repose le questionnaire que tu as rempli. Pour les gens qui ont beaucoup de compassion, le problème le plus fréquent, c’est qu’ils ne comprennent pas le comportement de l’auteur du crime. Ils dirigent leur compassion uniquement vers la personne à laquelle ils s’identifient, en général la victime.

    C’est bien beau de juger le type qui s’est retourné contre sa mère, mais avant de le juger, il faudrait comprendre la relation qu’il a eu avec sa mère. Si l’on comprend cette relation, alors on peut comprendre le geste de cet homme. Il en est ainsi pour tous les crimes, aussi abjects soient-ils, ils ont tous leur explication, leur « justification » aux yeux du criminel, qu’il s’appelle Hitler, Idi Amin Dada, Bernardeau ou Moïse Thériault, et ce n’est qu’en se mettant dans la peau du criminel que l’on peut comprendre ces crimes. Par conséquent, c’est en faisant preuve de compassion non seulement à l’égard des victimes, mais encore à l’égard des criminels que l’on peut être en mesure de comprendre et d’être heureux dans ce monde où il y a tant d’atrocités.

    Par ailleurs, il ne faudrait pas confondre la recherche du plaisir de l’Épicurien et la recherche du bonheur de l’être humain en général, que je considère d’ailleurs comme une grande erreur, étant donné que le bonheur est un état qui se vit dans le présent et qui ne peut donc faire l’objet d’une recherche ou d’une convoitise. On est heureux ou on ne l’est pas. Il n’est pas possible de savoir, de prévoir ou même de planifier d’être heureux demain, la semaine prochaine ou l’année prochaine. Pourtant, la plupart d’entre nous consacrons énormément d’efforts à planifier notre bonheur, ce qui nous fait automatiquement passer à côté.

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    1. Avatar de Jocelyn Girard

      Merci pour ce deuxième commentaire!
      Lorsque vous en aurez lu davantage, vous verrez peut-être avec plus d’acuité que j’essaie souvent de mettre ensemble des choses qui n’ont apparemment pas de rapport. Cette fois-ci, parler d’une actualité déjà trop couverte, en lien avec la quête de bonheur et la compassion comme unique chemin d’y parvenir… Si vous parcourez deux ou trois autres articles, vous constaterez que nous sommes plus proches que vous ne semblez le croire, surtout au plan de l’origine du malheur des gens. Jugez-en vous-même ici , ici et ou ici ou même ici
      Dans ce blogue, je tente des rapprochements entre notre culture et certaines traditions spirituelles, en particulier la foi chrétienne que je tente d’intégrer dans ma vie. Je ne fais donc pas de grande philosophie ou de grandes réflexions, mais je tente simplement de partir de la vie que j’observe autour de moi et ailleurs et de faire des liens, parfois surprenants.
      Pour ce qui est du bonheur, je suis sur la même longueur d’onde… il est ou il n’est pas, en ce moment uniquement.
      Merci de me lire. J’ai choisi de vous suivre aussi sur votre propre blogue. Au plaisir d’échanger encore sur d’autres sujets.

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