Le plus grand tabou québécois

Qu’on n’en parle plus, jamais!

Préambule

1: Je suis un homme, « blanc et catholique » de surcroît, et je vais m’exprimer sur un sujet pour lequel il existe une convention tacite que les hommes ne sont ni crédibles ni qualifiés, n’étant pas concernés… (Je vous aurai prévenus).

2: Je ne m’oppose pas au libre choix des femmes à disposer de leur corps y compris de choisir l’interruption de grossesse. (Ne me jetez donc pas de pierres, pas tout de suite.)

3. Je me pose quand même des questions sur le sort qu’on fait à ces « pas encore humains » qui n’ont donc aucun droit, mais seulement le privilège de naître quand la volonté de celles qui les portent leur est farovable. (Là vous pouvez commencer à ramasser vos cailloux.)

Après ces remarques préalables, j’espère que vous pourrez lire ce qui suit en ne me prêtant aucune intention autre que celle d’apporter quelques réflexions personnelles sur une question qu’il est actuellement impossible de poser… J’aimerais bien que vous vous rendiez jusqu’au bout de votre lecture avant de me lyncher!

__________________________________

Le 26 septembre 2012, la Chambre des communes du Canada a rejeté très majoritairement une motion privée d’un député conservateur demandant « Qu’un comité spécial de la Chambre soit créé et chargé d’examiner la déclaration figurant au paragraphe 223(1) du Code criminel, selon laquelle un enfant devient un être humain seulement lorsqu’il est complètement sorti du sein de sa mère, et de répondre aux questions énoncées […] » Ça y est, l’avortement, encore! On dit souvent que le sujet est réputé avoir été réglé définitivement, mais cette motion s’ajoute à de nombreuses tentatives pour mettre à l’agenda parlementaire un débat sur le thème général de l’avortement à partir de la reconnaissance d’un droit à naître du foetus. Réglé définitivement?

Qu’a-t-on réglé avec ce vote?

Partout au pays, on a dénoncé cette initiative singulière comme une nouvelle tentative de revenir en arrière en vue de recriminaliser l’avortement et donc de supprimer le droit, fondamental, des femmes à disposer librement de leur corps. Pour les groupes et individus qui ont dénoncé cette approche, le vote est donc une nouvelle victoire des femmes et une victoire du droit. Ne jamais accorder de droit à un foetus semble être la manière définitive de régler la question de l’avortement au pays. Donc discuter un tant soit peu de la réalité de son existence ne peut en aucun cas être à l’ordre du jour.

Comme d’autres avant lui, le député Woodworth a cherché une façon de donner des droits au foetus. Notons que celui-ci en a été complètement privé depuis la décision de la Cour Suprême du Canada en 1988 d’annuler l’article 251 du code criminel concernant l’avortement:

L’article 251 porte clairement atteinte à l’intégrité corporelle, tant physique qu’émotionnelle d’une femme. Forcer une femme, sous la menace d’une sanction criminelle, à mener un fœtus à terme à moins qu’elle ne satisfasse à des critères sans rapport avec ses propres priorités et aspirations est une ingérence grave à l’égard de son corps et donc une violation de la sécurité de sa personne. La Charte exige donc que l’art. 251 soit conforme aux principes de justice fondamentale.(7) (Source)

Cette décision historique était sans conteste une victoire décisive pour les femmes, y compris pour celles qui n’ont jamais voulu avoir recours à l’avortement. Ainsi donc, aucune instance « extérieure » fut-elle son conjoint et père du futur enfant ou même l’État, ne pourrait jamais imposer à une femme de poursuivre sa grossesse contre son gré. Comprenons que cette victoire devant le plus haut tribunal scellait définitivement l’égalité entre hommes et femmes, puisque les femmes conquéraient enfin le dernier élément qui manquait pour que la liberté sur leur propre corps leur soit légalement entièrement reconnue (je note cependant qu’il arrive encore que des conjoints imposent à leur partenaire de choisir entre eux et l’enfant, ce qui ne fait pas toujours de l’avortement un choix vraiment libre…).

Le rejet de la motion 312 n’est donc, sans plus, que le reflet de ce qui est devenu « l’esprit du temps » au sein de notre société progressiste.

Oui, mais…

Lors du rendu du jugement de la Cour Suprême, la juge Wilson, celle qui avait pourtant donné l’interprétation la plus large en faveur des femmes, avait aussi appelé le Gouvernement à préconiser « un moyen qui permettrait d’atteindre un équilibre entre les droits de la femme enceinte et l’intérêt de l’État à protéger le fœtus, selon le stade de développement du fœtus ». (Source) C’est précisément au regard de cette demande que le Gouvernement n’a jamais fait ce à quoi il avait été appelé par la Cour. Ainsi, depuis 24 ans, le foetus, qui avait tous les droits du fait de l’illégalité de l’avortement, n’en a désormais plus aucun…

Ailleurs dans le monde, dans des États modernes et progressistes comme la France, la Belgique, il existe des lois encadrant la pratique de l’avortement (IVG). Ainsi, certains États ont retenu le principe de précaution en adoptant une règle à l’effet que les premiers signes d’activité cérébrale constituaient le début de la vie humaine (12 semaines). D’autres ont privilégié la piste de la viabilité hors utérus (aujourd’hui à 24 semaines). Bref, dans ces pays, le foetus a des droits qui peuvent être concurrents à ceux de la mère. C’est dans ces cas uniquement, lorsque la grossesse a dépassé 12 ou 24 semaines selon la législation locale, qu’un juge peut décider si l’avortement doit être autorisé ou non, en fonction des motifs plaidés par la demanderesse.

Au Canada, ce n’est qu’après être sorti, vivant, du sein de sa mère que l’enfant débute sa vie humaine « légale ». Je ne peux donc qu’être tourmenté, encore, devant cet état de fait (plutôt que de droit) qu’une motion comme celle désignée 312 aurait pu contribuer à modifier, éventuellement.

En effet, le comité souhaité par le député Woodworth aurait permis de réfléchir (et non pas de criminaliser), avec l’aide de la science et non pas de la religion, sur le début de la vie humaine et à partir de quel moment le droit devrait commencer à protéger le plus petit. Il me semble que cela n’enlève rien au droit d’une femme à disposer librement de son corps… jusqu’à ce que l’être vivant en elle soit déclaré lui-même « humain » et disposant alors de droits « en équilibre ». Le seul fait que de tels droits puissent être reconnus pourrait sans doute ajouter un élément à prendre en compte dans la réflexion qu’une femme enceinte porte sur le principe d’une vie en elle qui peut être respectable, dans la mesure où elle dispose des repères pour décider d’interrompre le processus biologique avant que le droit de l’enfant n’entre en jeu.

Voilà donc où se situe mon malaise d’homme et de père, notamment d’enfants adoptés… Je sais que bien des femmes éprouvent le même malaise, mais à moins d’accepter d’être fustigées sur la place publique, comme Rona Ambrose, ministre de la condition féminine, bien peu d’entre elles ne voudront soulever ne serait-ce qu’un soupçon de ce sujet… Et vous, qu’en pensez-vous?

Oui, le droit (éventuel) de l’enfant à naître est vraiment le plus grand tabou des Québécois.


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2 réponses à “Le plus grand tabou québécois”

  1. Avatar de Denis

    Quel autre belle réflexion, Jocelyn! Je ne suis pas sûr que je parte des mêmes prémisses mais la conclusion est la même: ne peut-on réfléchir ensemble sur cette question? Je comprends la peur de plusieurs que cette réflexion dégénère. Il faudrait être très vigilant, surtout face à un gouvernement qui fonctionne par idéologie et au mépris de la science, mais je nous pense assez matures pour que la clarté des positions vienne apaiser la noirceur de la peur. Sans enlever ce droit si chèrement gagné aux femmes, ne pourrait-on encadrer son exercice, comme pour tout autre droit?

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    1. Avatar de Jocelyn Girard

      Merci Denis. Mes prémisses sont, comme généralement je tente de le faire, un effort de me situer partie prenante de la culture et non pas à part ou au-dessus, même si ma foi et l’Église pourraient m’y entraîner en mon âme et conscience! Il y a des chemins qui conduisent quelque part seulement si on y va avec d’autres.

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