La fin du procès Shafia et la condamnation à perpétuité des trois accusés aura fait du « crime d’honneur » le sujet de conversation dans tous les lieux de vie et de travail. Nous sommes nombreux à nous sentir horrifiés par un tel crime : tuer quatre femmes parce que leurs attitudes et leurs comportements seraient de nature à déshonorer une famille, en particulier son chef, le patriarche…
Je me suis demandé si nous ne pouvons pas trouver dans notre propre culture quelque chose qui peut se rapprocher du sentiment éprouvé par cet homme, le père Shafia, devant ce qu’il considérait comme un affront impardonnable de sa deuxième femme et de ses trois filles. Je me suis rappelé de ce qu’on racontait en murmurant, quand j’étais encore tout petit.
« Crime » d’honneur ?
La société canadienne-française, durant une grande partie du XXe siècle, était à ce point menottée par un courant puritain et moralisateur qu’il était difficile à quiconque de s’en dissocier sans subir les regards réprobateurs de ses pairs. Le mouton noir se trouvait souvent isolé. La réprobation remontait jusqu’aux oreilles du curé qui se chargeait parfois d’en faire un cas pour l’exemple, allant jusqu’à dénoncer publiquement les comportements répréhensibles, voire jusqu’à excommunier. On m’a raconté ainsi qu’un curé, sur la Côte-Nord, avait excommunié en pleine messe un homme dont on disait qu’il avait une Bible chez lui! Imaginez : une Bible! N’est-ce pas dans ce livre que nous pouvons avoir accès à la Parole de Dieu? Pourtant, ce livre était interdit, car le peuple n’était pas qualifié, encore moins autorisé à s’adonner à sa lecture sans le contrôle dogmatique du clergé. C’était ainsi.
J’en viens à un autre « crime », celui-là encore plus grave aux yeux de toutes les bonnes familles bien éduquées. Il n’était pas rare, en ces temps-là, qu’une jeune mineure éprise d’un jeune homme tombe enceinte. Cela arrivait aussi parfois suite à un inceste ou un viol. Peu importe, l’opprobre tombait toujours sur la jeune femme. Il ne fallait surtout pas que cela se sache. Tout se mettait en branle rapidement, le plus souvent avec l’appui du curé, bien sûr, pour trouver un endroit discret où la jeune femme serait envoyée « aux études », le temps de finir la grossesse et de « disposer » de l’enfant en le destinant à l’adoption.
Il y a quelques considérations qui permettent de comprendre le processus de la honte. Il y avait bien sûr cette obsession presque maladive de la morale sexuelle que la religion ne faisait qu’exacerber. Il y avait aussi et surtout la pression sociale. Pour la personne qui la subit, la honte est ce sentiment d’avoir commis une action indigne de soi et la crainte d’avoir à subir le jugement défavorable d’autrui. Pour la famille, surtout les parents, la honte se manifeste comme un sentiment d’abaissement, d’humiliation qui résulte d’une atteinte à l’honneur, à la dignité (cf. Larousse). Je suis frappé par ces mots qui ne font que nous rapprocher des sentiments exprimés par la famille Shafia.
Dans notre société pas si lointaine — interrogez vos aînés, vous verrez — une jeune femme qui se découvrait enceinte hors mariage avait commis LE péché qui surpasse tous les péchés. Si cela se savait, elle apporterait la honte et le déshonneur à une famille entière. La jeune femme devait « effacer » toute trace de son crime et revenir plus tard dans la dénégation la plus entière, afin que la famille ne soit plus affectée par cette histoire et retrouve un certain degré d’honorabilité. Ça vous dit quelque chose?
Oui, mais eux, c’est différent…
Les accusés Shafia ont utilisé une méthode beaucoup plus radicale que le bannissement pour se débarrasser du déshonneur et de la honte. La faute des filles et de l’épouse n’était en rien aussi grave, selon nos critères, que celle de notre jeune fille enceinte. Et la sanction a pourtant été la mort. Oui, c’est différent. Et heureusement!
Mais nous pouvons aussi admettre que nous avons en nous, dans notre culture profonde, cette propension à vouloir éviter à tout prix d’avoir honte. Le sujet qui apporte la honte peut être différent, mais avoir honte et se sentir déshonoré sont des sentiments totalement humains qu’il nous arrive d’éprouver. Heureusement, notre société est sans doute moins perfectionniste, d’un point de vue moral, qu’à une certaine époque. Le perfectionnisme a peut-être été remplacé par les cultes de la performance, de la richesse et de la beauté… Cela peut produire les mêmes effets d’isolement et d’exclusion : ne pas se sentir à la hauteur, ne pas avoir les moyens d’être comme les autres ou ne pas correspondre aux standards des fantasmes actuels. Tout ces facteurs peuvent conduire à la honte et de la honte aux comportements de dépendance. Si notre société est plus ouverte et plus tolérante, elle est aussi plus individualiste, laissant ainsi aux personnes souffrantes la solitude comme seule compagne.
Le remède à la honte, c’est de chercher la vérité de l’être humain. Nous sommes tous des êtres fragiles. Nous avons probablement tous quelque part dans un placard quelques squelettes qui pourraient nous apporter la honte et la désapprobation. Ne serait-il pas préférable de nous regarder dans la vérité de ce que nous sommes? Si nous devenons capables de nous aimer, avec nos erreurs, nos fautes, voire nos crimes, il est possible que nous puissions alors mieux comprendre les autres et désamorcer les processus qui mènent au jugement, à la désapprobation ou pire, à la « solution ultime »…
Comment réagissez-vous ?