
Serait-on face à ce que l’on pourrait appeler « la grande débarque d’un prêtre adulé ». L’abbé Raymond Gravel est un prêtre de l’Église catholique et un commentateur très prisé par les médias chaque fois qu’une actualité touchant l’Église, notamment les sujets concernant la sexualité et l’éthique, fait la une. L’abbé Gravel est reconnu pour ses commentaires percutants de la part d’un homme « du dedans » de l’Église, tranchant nettement avec les porte-parole habituels. En tant que prêtre catholique, ses propos ont souvent l’heur de surprendre. Pour un grand nombre de citoyens qui suivent l’actualité, Raymond Gravel dit les « vraies affaires », car il « n’a pas la langue dans sa poche ». On le déteste dans les milieux pro-vie alors qu’il se dit pourtant contre l’avortement; on l’aime dans les milieux progressistes, alors qu’il continue de clamer sa fidélité à une Église qualifiée de rétrograde… Bref, voilà un personnage plutôt singulier.
À la suite du recours collectif contre la Congrégation de Sainte-Croix qui a permis aux 285 victimes d’obtenir 18 millions de dollars en dédommagement, Raymond Gravel avait osé écrire son mécontentement dans une lettre qui a pu paraître blessante pour les victimes d’abus sexuel. Compte tenu de la visibilité de l’abbé Gravel, une victime a voulu le rencontrer afin de le sensibiliser à sa réalité et à celle de ses pairs. C’est ainsi qu’il a obtenu du journal Le Devoir que le journaliste Brian Myles l’accompagne dans une confrontation avec le prêtre. Cela a donné lieu à un article qui a pour effet de rendre assez détestables le style et les interventions de l’abbé Gravel. Cet article n’allait pas laisser le principal intéressé sans réagir, ce qu’il a fait en publiant sa réplique une semaine plus tard. Il débute sa lettre avec une réaction qui justifie sa démarche:
Lorsque j’ai lu l’article du journaliste Brian Myles dans le Devoir du 22 décembre, j’étais complètement estomaqué. Cet article est biaisé du début à la fin. Après avoir lu l’introduction, je me suis détesté moi-même et je peux comprendre la réaction des gens à de tels propos.
Et vers la fin de sa lettre, il écrit ceci:
Je suis réellement blessé par cette situation. Je me rends compte que ce qui est politically correct, c’est de dire que l’Église catholique est responsable de tous les malheurs vécus par l’ensemble des Québécois: les orphelins de Duplessis, les victimes d’agressions sexuelles, le scandale des pensionnats autochtones et la situation des femmes et des hommes d’ici, aujourd’hui.
Une amie m’a interpellé personnellement pour réagir à cette affaire, sachant que j’ai déjà écrit un billet favorable au règlement de la Congrégation de Sainte-Croix. Puisque la question m’est posée, voici alors ma réponse…
Au coeur des sensibilités humaines
Toutes les victimes d’abus, quelles qu’elles soient, vivront toujours avec le sentiment, la conviction même, que leur agresseur leur a pris quelque chose d’essentiel à leur individualité et qui a nui par la suite au développement harmonieux de leur psychisme. Une personne qui n’a pas vécu l’abus ne peut pas savoir à quel point l’agression ou le harcèlement peut s’avérer destructeur. Certaines victimes passent leur vie à tenter de réparer ce qui a été brisé. Les « vraies » victimes ont besoin d’être accompagnées, rassurées, aimées et aussi, il faut le dire, secouées parfois. Un homme comme l’abbé Gravel, qui doit attirer de telles personnes souffrantes par dizaines, est en position de pouvoir mesurer l’importance de tout ceci. C’est d’ailleurs ce qu’il écrit dans sa réplique:
J’ai beaucoup de compassion pour toutes les victimes, les vraies, celles qui ont perdu leur dignité, qui ont souffert et qui cherchent à s’en sortir.
Il est difficile d’imaginer que l’abbé Gravel ait subitement changé son fusil d’épaule et qu’il soit devenu, comme l’en accuse Brian Myles, « un défenseur bec et ongles de l’Église catholique dont la survie serait en jeu ». Chose certaine, la vérité est toujours plus complexe qu’elle n’y paraît. Quand il y a des victimes, il y a forcément des abuseurs… Et des profiteurs. Raymond Gravel voit des profiteurs parmi les présumées victimes, comme il en voit parmi ceux qui les influencent à vouloir faire payer tous les religieux des crimes commis par une petite minorité. Les crimes doivent être jugés et sanctionnés par les tribunaux compétents, à partir de preuves judiciaires. Quant à la responsabilité d’une communauté religieuse dans le « laisser faire », rien n’est démontrable clairement. C’est pour mettre un terme à des années de discussions, de camouflage, de négociations secrètes que la Congrégation de Sainte-Croix a choisi d’aller vers le règlement monnayé avec l’ensemble des victimes plutôt qu’une à la fois, au risque qu’il y ait parmi ce groupe des fausses victimes, des « profiteurs » qui se seraient glissés dans le groupe afin de tirer parti des dédommagements consentis. Pour moi, le règlement est une décision interne à la Congrégation qui leur fait grand honneur: se dépouiller de cette façon pour en finir avec cette période noire de leur histoire et pour que les frères qui subsistent puissent continuer leur travail sereinement et finir leurs jours en paix…
L’argent ne règle rien…
Dans ses réflexions l’abbé Gravel traite de l’argent comme un véhicule inadéquat pour qualifier et valoriser les séquelles des abus :
Tout le monde connaît le pouvoir de l’argent. Combien ont souffert de ce pouvoir exercé contre eux? Ce ne sont pas les vraies victimes d’agressions sexuelles qui réclament de l’argent; ce sont ceux qui disent les défendre. Les vraies victimes, elles, veulent se libérer et vivre dans la normalité. Par ailleurs, ceux qui les représentent veulent en faire des prostitués. Ils sont prêts à qualifier la gravité de ce qui leur est arrivé en quantifiant monétairement l’agression qu’elles ont subi : de l’attouchement jusqu’à la pénétration, ils évaluent une somme entre 10 000 $ et 250 000 $. Comment appelle-t-on cela?
On comprend mieux sa position lorsqu’il associe les requêtes en argent à de la prostitution. Ce que j’en comprends, c’est qu’une compensation en argent ne réparera jamais rien de la brisure subie par une victime réelle. Elle ne pourra qu’apparaître comme un pâle reflet d’une reconnaissance de responsabilité par l’agresseur. Cette reconnaissance ne pourra pas réparer les blessures ni les difficultés pour les victimes à se faire une vie à hauteur de leur potentiel. Et dans ce cas-ci, ce n’est même pas l’agresseur qui paie la dette, mais l’organisation à laquelle il appartenait. Ce règlement, selon l’abbé Gravel, ne fait donc qu’ouvrir une nouvelle brèche aux cupides qui sont constamment en recherche de nouveaux trésors à dévaliser.
Je ne suis pas le défenseur de Raymond Gravel. Il est ce qu’il est et il dit ce qu’il dit. Il est assez grand pour assumer ses positions et les distorsions médiatiques qui font suite à la grande visibilité qu’il a développée au cours des ans. Mais si nous voulons lui rendre justice sans entacher la réalité des victimes réelles, nous devons entrer dans sa logique et nous laisser toucher par son interpellation éthique. Lui-même autrefois abusé, lui-même ayant monnayé pour un temps l’usage de son corps, il sait sans doute mieux que moi et bien d’autres la valeur d’un abus pour en mesurer les conséquences.
Au cours de ce billet, j’ai osé le mot « secouer » en énumérant les besoins des victimes. Se faire secouer, lorsqu’on est en situation de victimisation, n’est jamais chose facile. La personne qui ose secouer une victime peut s’attendre à devenir victime à son tour d’une ex-victime tournée en bourreau. C’est un jeu de rôles fréquent dans ce monde de victimes et d’agresseurs. Mais une victime qui ne serait jamais secouée risquerait de rester dans sa misère. Secouer n’est cependant pas suffisant. Il faut secouer avec amour et rester là auprès de la victime pour prendre les coups. C’est ce témoignage de loyauté et de compassion durable qui permettra à la victime de reconnaître qu’elle est, la toute première, responsable de sa résilience et de son destin…
Voici un lien vers un autre blogue, celui de Jean Laberge, qui exprime une position intéressante.
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