
Camil Bouchard, ex-politicien et professeur à l’UQAM, a résumé les changements sociaux vécus par les Québécois durant les 50 dernières années alors qu’il était invité à commenter le surendettement à l’émission Bazzo.tv. Ces changements au niveau de la culture ont conduit notamment à un niveau record d’endettement des ménages. Voici comment Camil Bouchard explique la surconsommation.
Les valeurs ont profondément changé. Dans l’espace de 50 ans au Québec, on est passés de la sous-scolarisation à l’éducation avancée, de la pauvreté à la prospérité économique. Dans toutes les sociétés où un tel phénomène est survenu, il y a eu des conséquences semblables : on est passés de la religion à la laïcité, du renoncement à la recherche du plaisir, de la soumission et la docilité à l’affirmation de soi et de l’oubli de soi à la réalisation de soi. C’est un phénomène qu’on observe partout.
Il me semble que cette énumération de changements résume de façon remarquable ce que nous avons vécu. Ça me fait penser à cette expression qu’on entend souvent dans les conversations lorsqu’on parle justement des changements qui arrivent… « Il faut évoluer avec son temps… » Évoluer est un bien grand mot. Est-ce que le changement culturel est toujours une évolution? Le mot évoluer évoque à première vue des significations comme : aller de l’avant, innover, progresser, se développer, se transformer. Il y a une idée de « plus » derrière l’acception générale de ce mot. Mais on peut aussi voir l’évolution de façon négative, par exemple en parlant de l’évolution d’une maladie. Si la maladie progresse, la santé de l’individu se dégrade et on entre alors dans un univers de pertes, de diminution, d’effritement. Bref, évoluer semble un mot neutre. Pour voir si l’évolution est positive ou négative, il faut un petit effort d’analyse, ce que je me propose de tenter ci-après, bien sommairement.
De la sous-scolarisation à l’éducation avancée. Il est vrai que le Québec de la moitié du XXe siècle était peu scolarisé. Une minorité seulement terminait des études secondaires et une petite élite accédait à l’université. Les Canadiens français formaient un peuple qui s’en remettait aux gens instruits pour les guider. Dans ce contexte, les prêtres, les médecins, les notaires, les avocats, les maires et certains hommes d’affaires avaient un prestige et une crédibilité sans égal. L’éducation libre et gratuite pour tous, encouragée par la l’obligation légale de fréquenter l’école jusqu’à 16 ans a permis un virage majeur. La création des CEGEPs et la démocratisation de l’accès aux universités a transformé le monde éducatif. Nous formons un peuple plus instruit. Nous possédons des outils pour nous développer comme individus et comme société. Le risque de régression est cependant présent avec le phénomène du décrochage, alors vigilance! Résultat : ++
De la pauvreté à la prospérité économique. Les conditions de vie de nos grands-parents et arrières-grands-parents sont à des lieues de celles que nous connaissons aujourd’hui. La classe moyenne s’est élargie sans cesse au point de constituer une proportion majoritaire de la population. C’est le résultat direct de l’accès à la richesse. Ce n’est pas pour rien que le discours politique va toujours dans ce sens : « créer de la richesse conduit à une société plus éduquée, plus en moyen d’assumer des responsabilités sociales et plus solidaire ». Admettons toutefois que ce n’est pas automatique pour la valeur de la solidarité. Mais il est vrai que nos « pauvres » disposent à tout le moins de l’accès à un revenu minimum de dernier recours qui peut éviter des situations aussi désolantes qu’on trouve ailleurs. Mais les organismes communautaires veillent et constituent un pan majeur de la société civile qui contribue à éveiller les consciences. Résultat : +
De la religion à la laïcité. Une forte proportion de la population québécoise a été portée dans une matrice religieuse où toutes les valeurs sociales et individuelles étaient dictées. Dans ce contexte, pas besoin de trop réfléchir, il suffisait de faire comme on nous disait de faire: assister à la messe et aux fêtes religieuses, pratiquer l’aumône, mener une vie sobre, accorder à la famille la valeur suprême, incluant faire des enfants en masse… Le ciel était la récompense pour cette vie relativement austère. Une grande autonomie de la conscience individuelle et un plus grand respect des choix personnels y compris les choix éthiques sont des conséquences de la sécularisation. L’arrivée de nouvelles vagues d’immigrants d’origine extra-européenne a modifié la donne au plan religieux. Faire de la place à de nouvelles cultures, c’est aussi accueillir de nouvelles valeurs religieuses. La laïcité, conçue d’abord comme la neutralité des institutions et de l’espace public, a rendu possible à des minorités de pouvoir s’épanouir avec leurs valeurs d’origine incluant leur religion. Aujourd’hui, les exigences inhérentes aux religions qui veulent s’exprimer dans notre société nous conduisent à un rapport de force qui pourrait avoir comme résultat de brimer la liberté religieuse en la reléguant au seul domaine du privé, hors de toute manifestation publique. Cette « répression » pourrait sans doute s’avérer risquée à long terme. La laïcité devrait sans doute être redéfinie pour mieux correspondre à nos valeurs de respect et d’ouverture. Résultat : +-
Du renoncement à la recherche de plaisir. En quittant l’austérité prônée par la religion catholique, le monde des plaisirs est devenu plus accessible que jamais. Le succès des humoristes au Québec est sans doute un exemple du besoin presque névrotique de notre société à vouloir s’amuser, se divertir. Je ne connais pas de statistiques sur les artistes et les spectacles, mais je ne serais pas surpris si un jour on nous annonçait que le Québec est le lieu où l’offre de spectacles et le nombre d’artistes de la scène est le plus grand par rapport à la population! Il y a tant de jeunes qui rêvent à la scène et tant de déceptions aussi, car celles et ceux qui s’engagent dans cette voie sont plus nombreux à rester dans l’ombre que les autres qui « entrent dans la lumière ». L’exemple du spectacle n’est qu’un aspect de la recherche de plaisir. L’augmentation du jeu, de la consommation d’alcool et de substances diverses serait à considérer également, sans parler de l’émancipation sexuelle et toutes les pratiques qui se font jour. Bref, on s’amuse davantage, mais il y a aussi des conséquences néfastes auxquelles les directions de santé publique, les organismes communautaires, les chercheurs et les tables de concertation cherchent à nous éveiller… lorsque nous nous donnons une pause dans nos divertissements ! Résultat : 0
De la soumission à l’affirmation de soi. En psychologie moderne, on affirme que le mauvaise estime de soi est un facteur important dans les difficultés psychologiques, les addictions de tout acabit, les relations qui se finissent souvent mal. Nous devons saluer ce travail sur soi que tant de gens ont entrepris au cours des dernières années. Avoir recours à un thérapeute est de moins en moins tabou. Nous sommes davantage ouverts à reconnaître que nous sommes fragiles et avons besoin d’aide. Mais l’affirmation de soi, c’est aussi la compétition, la recherche de la réussite et du prestige. Grâce à cela, de nombreux Québécois sont devenus des personnalités importantes dans les affaires, les sciences, les arts, etc. Nous pouvons être fiers de ces réussites, tant qu’elles n’entraînent pas pour la masse des gens ordinaires des jalousies et des complexes. Une société qui permet à la fois la fragilité et le succès serait davantage inclusive et solidaire. L’affirmation de l’individualisme comme valeur suprême gâche un peu la sauce, car elle laisse trop de détresses à soulager… Résultat : 0
De l’oubli de soi à la réalisation de soi. Dans la société traditionnelle, il était normal de consacrer sa vie à sa famille. La mère à la maison élevait ses enfants qui contribueraient ensuite à la vie citoyenne. Le père travaillait avec acharnement pour parvenir à donner un niveau de vie adéquat. Aujourd’hui, l’individu veut se réaliser et penser à lui d’abord. C’est une valeur positive en soi, car « se réaliser » est au sommet de la pyramide des besoins de Maslow. Camil Bouchard dit que « beaucoup d’entre nous se réalisent en achetant, en consommant… à la vitesse grand V. » Voilà le détour que nous avons pris, en confondant sans doute un peu trop l’avoir et l’être. Avoir plus, consommer plus, mènerait à « être heureux davantage ». Cela s’exprime aussi par des expressions comme « Nous sommes chanceux ici d’avoir tout ce qu’on a ». Mais ce « tout ce qu’on a » nous rend-il vraiment plus heureux ? À voir la joie et le bonheur des communautés plus pauvres d’Amérique latine ou d’Afrique, à constater cette même joie intense dans des communautés de L’Arche partout dans le monde, centrées sur les relations et très peu sur l’avoir ou le confort, je me demande vraiment si notre conception de la réalisation de soi nous mènera à plus de bonheur. Résultat : 0 –
J’aimerais bien entrer en dialogue avec d’autres sur cette « évolution » de notre société. J’aimerais être davantage éveillé à tout ce que nous produisons de « mieux » et de « meilleur ». J’aimerais aussi qu’on reconsidère ce qu’était « le meilleur » de la société traditionnelle et de ce qu’elle produisait. Je voudrais soupeser le pour et le contre, trouver l’équilibre, chercher avec d’autres comment devenir heureux… sans laisser personne derrière! Par exemple, et je lâche ceci en guise de conclusion, quand j’apprends que 400 millions de dollars seront dépensés par des instances publiques pour bâtir un amphithéâtre à Québec, j’y vois le reflet de toutes les « évolutions » évoquées précédemment. Quand je mets en balance le fait qu’un nombre effarant d’organismes communautaires souffrent d’un manque chronique de ressources pour être nos bras et nos mains dans la mise en oeuvre d’une justice sociale et de la solidarité avec les plus démunis, je ne peux pas applaudir aussi facilement que la majorité à cette nouvelle. Et vous ?
Comment réagissez-vous ?