La Commission spéciale Mourir dans la dignité vient de passer à Chicoutimi, dans une relative indifférence, à l’exception peut-être du témoignage de Mme Marthe Vaillancourt, bien connue dans la région pour sa vie militante et engagée, une femme respectée.
Et nous ne pouvons pas rester indifférents devant les arguments de cette femme et de tant d’autres… Voir venir sa propre mort ou celle de proches, appréhender la douleur, anticiper l’agonie, en rester à ce stade-là des jours, des mois peut-être, rien de bien attirant. Plusieurs préfèreraient, en effet, la mort subite, le décès rapide, sans souffrance, sans le temps des regrets ni des adieux.
S’il est probable que je ne gagne pas le type de mort souhaitée à la loto mortifère, alors autant me donner les moyens de me la procurer en maîtrisant le moment et le comment! C’est surtout cette demande de pouvoir choisir librement et lucidement qui inspire une majorité de Québécois et Québécoises. Mourir dans la dignité, ce serait de choisir le moment, le lieu et les personnes qui m’entoureront. Tout le reste des sujets abordés par la Commission est pratiquement réglé: acharnement thérapeutique, l’arrêt ou le refus de traitement, l’aptitude à consentir aux soins, la sédation palliative et même la sédation terminale… La vraie question de la Commission concerne l’autodétermination de l’individu sur sa vie jusqu’à la fin, mort incluse, par le moyen de l’assistance au suicide ou de l’euthanasie.
Je me fais immédiatement cette réflexion: est-ce un autre privilège que seul peut se donner un individu au sein d’une société riche ? Est-ce qu’on se pose même cette question dans les sociétés en émergence ? Lorsqu’on est à combattre toutes sortes de désastres, qu’ils soient naturels ou résultats de la bêtise humaine, a-t-on le luxe de réfléchir sur la manière de mourir dignement ? Je vois plutôt une détermination féroce à protéger la vie, même celle qui nous semble, à nous, la moins « vivable ». Notre société riche, démocratique, bâtie sur l’individu et son autonomie suprême, veut pousser jusqu’à la limite la maîtrise personnelle sur sa vie.
Cela m’amène à penser à toutes ces personnes qui n’ont pas et n’auront jamais cette capacité de maîtriser leur vie. Je pense particulièrement à Élisabeth (nom fictif), une jeune femme qui réside dans un foyer de L’Arche-Montréal dont j’étais responsable jusqu’à l’été dernier. Élisabeth est paraplégique suite à une maladie dégénérative. Elle est spastique et ses muscles ne cessent de se rigidifier avec le temps. Élisabeth souffre dans son corps depuis de nombreuses années. Elle ne peut communiquer qu’avec les yeux ou par des cris difficiles à déchiffrer. Elle a cependant gardé la capacité de sourire et même de rire parfois aux éclats. C’est toujours saisissant d’être là, près d’elle, lorsqu’elle rigole. C’est tout aussi émouvant lorsqu’elle pleure et qu’on sent la douleur du moment, la souffrance de toute sa vie.
Jean Vanier parle des personnes comme Élisabeth en affirmant qu’il ne sait pas pourquoi celles-ci vivent sur terre. Mais il dit qu’il voit ce qu’elles suscitent chez les autres. Élisabeth a besoin d’aide pour toutes les activités de la vie quotidienne: se lever (pour être déposée dans un siège adapté), faire ses besoins, se laver, manger (par gavage), aller au travail et y être assistée en tout, etc. Élisabeth est le contraire de toutes les aspirations de nos contemporains: elle est totalement dépendante. Sa vie a-t-elle un sens ? Préférerait-elle ne plus vivre ? Parfois sans doute.
Élisabeth a passé de nombreuses périodes de sa vie à l’hôpital. Lors d’une hospitalisation récente, sa mort imminente fut annoncée par les médecins et on dut faire venir toute la famille dont la mère et une soeur en avion. Sa vie n’était alors que souffrance, mais Élisabeth n’est pas morte. Elle a survécu, une fois de plus, pour revenir encore à son foyer, parmi les autres membres de L’Arche et l’équipe d’assistants qui en prennent soin. Elle a repris son « travail » de semer du bonheur autour d’elle.
Ce que j’ai moi-même constaté au cours des années que j’ai vécues à L’Arche, c’est la transformation profonde et durable des assistants, ceux et celles qui sont là, chaque jour et chaque nuit, pour donner leur vie à des gens aussi démunis qu’Élisabeth. Ces personnes restent un an, deux ans, parfois plus, et leurs motivations sont très personnelles. Mais elles témoignent toutes d’un changement intérieur qu’elles n’auraient pas envisagé sans cette expérience de proximité avec la souffrance de l’autre.
Le médecin d’Élisabeth et de quelques autres résidents de L’Arche-Montréal, le Dr André Bourque, est engagé dans une campagne contre l’euthanasie. Il écrit ceci:
« Faire mourir le patient n’est pas une solution humaine pour soulager les situations dramatiques de douleur ou de souffrance terminales: le médecin a toujours le devoir et le pouvoir de faire mourir la douleur, et non pas de faire mourir le patient. » […]
« Dès qu’on accepte de faire mourir les patients dans un état terminal et qui le demandent, on devient confronté à la demande des personnes avec des handicaps et des atteintes chroniques qui les minent, puis à celle des patients avec des atteintes psychologiques. Des personnes même jeunes, avec des atteintes « chroniques » invoqueront les chartes pour qu’on ne discrimine pas envers elles dans leur demande d’euthanasie ou de suicide assisté. L’euthanasie deviendra une issue thérapeutique vers laquelle des personnes se tourneront pour soulager leurs souffrances, alors qu’il y a beaucoup d’autres options.
« Il en résultera des pressions indues sur les personnes âgées, celles ayant des handicaps sévères, ou recevant des traitements coûteux: elles apprendront subtilement qu’elles représentent un fardeau pour la société. Il y aura des retentissements défavorables sur les attitudes sociales envers la personne âgée ou débilitée. La personne n’est pas indigne du fait qu’elle dépend des autres ou connaît une déchéance physique ou psychologique. La solution pour assurer le « mourir dans la dignité » demeure dans l’approche palliative compétente, le respect, l’accompagnement et la tendresse. »
Moi, ces propos m’éclairent. Et si vous doutez que les dérapages puissent survenir ici, dans notre société, grâce à une loi bien carrée, sachez deux faits importants parmi bien d’autres (il est facile d’en trouver sur Internet):
En Oregon, le nombre de suicides assistés augmente régulièrement alors que diminue le nombre de patients dirigés en psychiatrie après avoir demandé le suicide assisté. Les patients qui pourraient retrouver le goût de vivre ne reçoivent pas les soins auxquels ils ont droit. Parce qu’il considère le suicide médicalement assisté comme une forme de soins palliatifs, le Régime d’assurance-maladie de l’Oregon remboursera dorénavant le suicide assisté plutôt qu’une chimiothérapie dispendieuse, dans les cas de cancer avancé. (Voir la source)
Aux Pays-Bas, le gouvernement a adopté le Protocole de Groningen qui permet aux parents de demander l’euthanasie pour leurs nouveaux-nés gravement handicapés.
Difficile, donc, de prévoir ce qui pourra nous arriver ici. Et puis c’est curieux, alors que bien des courants psychologiques et spirituels appellent au « lâcher-prise » comme approche pour bien vivre sa vie et goûter à un peu de bonheur, on voit poindre cette tendance à ne pas vouloir lâcher prise sur sa mort. La vie est un droit… La mort est un rendez-vous fatal. Le mieux est de vivre sa vie de la meilleure manière possible et d’entrer peu à peu en confiance à mesure qu’on se dirige vers la fin du chemin…
Personnellement, je préfère, alors que je suis lucide, avoir la garantie que l’État va me protéger contre moi-même et protéger ceux qui auraient à m’euthanasier ou à m’assister dans mon suicide. Si un jour mon esprit se tord de douleur et que je désespère de vivre, je pourrais en venir à demander que quelqu’un d’autre y mette un terme. Je risquerais alors de l’entraîner dans ses propres questionnements, dans des remords éventuels. Peut-être que, ce faisant, je causerais, au final, plus de mal à autrui que de soulagement pour moi-même.
Comment réagissez-vous ?